Le Tout numérique : du slogan à la réalité

Depuis peu, le blog satirique Framablog diffuse une information intéressante. Dans un souci d’élargir son marché, Microsoft part à la conquête de l’école : « Le projet « Écoles innovantes », fondé sur l’innovation pédagogique et l’utilisation des technologies de l’information, a été lancé au niveau mondial. La première « Ecole innovante » a ouvert ses portes au début de l’année 2006 à Philadelphie. » Rien de critiquable ici, c’est une démarche normale, pour une multinationale. Le problème, c’est l’engouement de Vincent Peillon, ministre de l’éducation, pour le « Tout numérique ».

Le ministre de l’Éducation nationale l’a récemment déclaré : « Nous instaurerons un service public de l’enseignement numérique dès 2013. C’est un des aspects fondamentaux de la refondation car l’école française a déjà pris beaucoup de retard sur ce point. » Selon lui, nous sommes en retard ; mais par rapport à qui ? Lorsqu’une jeune chinoise d’une mégapole inconnue du Mandchou apprend Lao Tseu pour préparer son Gao Kao (sorte de bac noté sur 600 points, sur la base duquel les universités chinoises et japonaises démarchent ensuite les élèves ayant eu les meilleurs résultats), elle l’étudie au format papier ! Les japonais utilisent souvent l’ordinateur à l’école. Seulement, le numérique n’y remplace pas les méthodes traditionnelles et ne s’impose pas dans toutes les matières. La calligraphie japonaise sera toujours une affaire de plume.

On sait aujourd’hui que lire un texte sur un support numérique laisse moins de souvenirs que sur un support papier classique. Se pose aussi la question de l’organisation des connaissances entre elles ; le numérique, avec son fonctionnement par hyperliens, ne facilite ni la structuration ni la hiérarchisation des données, surtout quand le lecteur n’a pas de connaissances antérieures à la découverte d’un sujet sur la toile. Le saut souhaité par M. Peillon dans le tout numérique est-il conforme au principe de précaution dont on nous rebat tant les oreilles ? Sommes-nous sûrs que l’enseignement s’en trouvera amélioré ? Avons-nous eu assez de recul ? Avons-nous testé un tel choix pédagogique dans plusieurs écoles et sur plusieurs populations cibles pour avoir des certitudes et une méthodologie éprouvée ? Si tel n’est pas le cas, il semble qu’il faille accomplir quelques étapes préalable avant de basculer avec quelque raison dans le « tout numérique ».

Je soulignerais en outre les points suivants.

Indépendamment du contenu, un écran présente toujours un risque. Les effets de l’écran sur le cerveau ne sont pas entièrement connus. Ce dernier ne fait pas de différence entre la luminosité du soleil et le faisceau d’électrons, d’où la possibilité de veiller si tard face à un ordinateur. Manque de sommeil et nervosité sont des conséquences connues d’un abus de pixels. Certains effets sont très néfastes. Une succession trop rapide d’images porte ses conséquences. C’est pour cela que les dessins animés japonais sont soumis à un contrôle de scintillement (pour qu’ils n’atteignent pas un seuil critique). À l’inverse, une image calme induit des ondes alpha, ce qui pacifie le cerveau (ce que le neuroscientifique Michel Desmurget appelle la « TV-lobotomie »).

Qui n’a jamais été choqué de voir un adolescent amorphe devant un écran numérique ? Savez-vous que nombre de créateurs de jeux-vidéos font appels à des scientifiques pour capter l’attention visuelle de leur public (on parle alors de neuromarketing) ? Ces derniers étudient les images pour diminuer le nombre de clignements d’yeux de l’observateur. Par ces techniques on sait qu’un enfant, contrairement à l’adulte, ne peut détourner son regard d’une scène contenant trois facteurs : une action ralentie ou accélérée, des formes géométriques bien définies et des couleurs vives. À titre personnel, je considère le film The Son of the Mask comme le meilleur exemple d’utilisation de ce procédé (voir la scène de danse « I love U baby » ou le papier peint et la décoration du logement du héros). Ici, le combat neurologique est proprement inégal.

Il ne viendrait pas à l’idée d’un parent de dire à son enfant « surtout colle bien tes yeux à l’écran ». La luminosité électronique est partout, dans la rue, le métro, la salle à manger, la chambre… L’école est justement l’un des derniers lieux où le cerveau peut, parfois, se reposer d’une telle influence. On peut aujourd’hui mesurer la nocivité de l’écran. Selon une étude du Québec Longitudinal Study of Child Development, il existe un lien entre le temps passé devant un écran et les performances physiques. Connaître le temps passé devant la télé durant l’enfance permettrait même de prédire le tour de taille et les performances sportives plus tard. (Source : Caroline Fitzpatrick for International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity).

En introduisant des écrans numériques dans les classes, ne compromettrait-on pas la relation élève-professeur ? La relation entre les deux n’est-elle pas détournée par l’écran ? On le voit en famille lorsque la télévision est allumée ou qu’une partie de jeu vidéo est en cours, l’attention des enfants n’est plus disponible pour écouter les personnes physiques présentes dans la pièce.

Le support numérique facilitera par ailleurs l’invasion intrusive de la publicité dans nos vies. Ce problème ne se pose pas avec un cahier, ce n’est qu’un simple support ; ce qui n’est pas le cas d’une tablette numérique. Avec elle, la publicité s’impose (comme dans Word starter qui en oblige la présence). À travers un carnet d’écriture, il est ardu pour une marque comme Clairefontaine de faire passer son message, il en est autrement d’une société comme Microsoft avec son support électronique. Une « lumière réfléchie » (comme au cinéma) laisse une distance sur son auditoire, elle rebondit sur un écran. La « lumière directe », (comme celle d’un ordinateur ou d’une télévision), traverse le spectateur, elle s’imprime en lui, il devient l’écran (cf. travaux de Marshal McLuhan). L’individualité en est gommée (d’où les ondes alpha dans le cerveau, produits habituellement en période d’inactivité).

Avec du texte sur papier, la lenteur, la concentration et le processus cognitif obligent le cerveau à travailler, il est stimulé. Avec internet, le sens cognitif est dévié. Il se fixe sur l’immédiateté et la rapidité, notre attention est éparpillée. La notion d’apprentissage est bouleversée. On parle alors de lecture sensitive, d’intelligence associative. La recherche en profondeur y est évincée au profit des sens. La raison fait place à l’émotion. On associe les pages sans creuser le fond. Selon le professeur Maryanne Wolf, spécialiste des relations entre langage et apprentissage (cf. support de son intervention lors de la première session des Entretiens du nouveau monde industriel, « Les changements sur le cerveau du lecteur au XXIe siècle »), le texte imprimé permet un niveau de compréhension bien supérieur à sa version numérique. Il est important de le répéter, le cerveau s’adapte continuellement et se modifie, il est la plasticité même. Aussi vrai que la méditation change sa physionomie, les nouvelles technologies lui ont réduit des zones essentielles (la mémoire à long terme en première ligne). Je conseille à ce propos l’excellent livre de Nicholas Carr « What the Internet is doing to our brains ? ».

Outre l’écran, le Wi-Fi est désormais partout. Qui empêchera l’élève qui le souhaite de se connecter à internet ? Votre serviteur, se souvient des nombreuses fois où il a « pompé » ses devoirs sur le web. Les affaires de tricheries qui en résultent ne sont pas rares. Que faire face à la non-protection de l’information et des contenus sur internet ? Va-t-on entouré les écoles de papier alu pour empêcher les ondes Wi-Fi d’y pénétrer ? Et que dire des contenus violents qui y circulent… Les conditions ne semblent pas propices au Tout numérique dans les écoles. D’autant qu’en matière d’apprentissage numérique… ce n’est pas la génération « machine à écrire » qui va réussir à dicter sa loi à la génération « web » !

Matthieu Nielsen, spécialiste des nouvelles technologies, analyste en neuromarketing

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