24 avril 2012

Élitisme et égalitarisme : les deux pôles de l’école républicaine

UNE TRIBUNE LIBRE D’YVES MOREL

L’Ecole républicaine repose sur une conception étroitement rationaliste de l’homme, et une promesse d’égalité par l’instruction. Suivant l’esprit des Lumières, les hommes sont égaux en dignité parce qu’ils sont tous doués de raison, leur seule dimension universelle. Et la raison, c’est l’intelligence. Or, selon Condorcet le savoir éduque et affine l’intelligence. L’homme instruit jouit donc d’une dignité supérieure à celle de l’ignorant. L’élève joue donc non seulement son avenir, mais sa dignité. L’Ecole républicaine établit non tant une hiérarchie des capacités qu’une hiérarchie de la dignité.

Mais si les hommes acceptent l’inégalité sociale et intellectuelle, ils ne se résignent pas à être tacitement considérés comme des sous-hommes, surtout si cette stigmatisation est le fait d’une institution opérant censément en toute équité et légitimée par son autorité intellectuelle. Et ils n’ont pas tort, et ce pour des raisons de deux ordres, les unes psychologiques et culturelles, les autres politiques et sociales. Examinons-les.

Un académisme discutablement sélectif et stérilisant

En premier lieu, il est pour le moins abusif d’affirmer que la connaissance s’identifie au savoir académique ; on sait bien qu’elle l’excède largement, et que les programmes scolaires et universitaires ne sont pas le compendium encyclopédique du monde et de l’aventure humaine.

Ensuite, l’aptitude intellectuelle, d’innombrables études de psychologie et de sociologie le prouvent, ne coïncide pas nécessairement avec l’aptitude à se couler dans le moule culturel et éthique de l’Ecole et à réussir aux examens. Les brillants lauréats des examens et concours sont ceux qui savent jouer habilement des signes de l’excellence scolaire (Ph. Perrenoud) et que leurs origines ont pourvus des codes étho-culturels de l’Université. Le moule scolaire ne convient ni à la majorité des jeunes d’humble origine, ni aux esprits originaux et riches de curiosité intellectuelle et de savoir mais atypiques. Se voulant « indifférente aux différences » au nom de l’équité et de l’objectivité, l’Ecole républicaine sélectionne une élite selon des critères purement académiques et généralement le plus parfait conformisme. Elle laisse toute leur influence aux différences socioculturelles qu’elle prétend combattre, et méconnaît de fécondes différences de richesse intellectuelle. De la sorte, elle s’ankylose dans un académisme stérile qui la rend inapte à comprendre et accepter le changement constamment à l’œuvre autour d’elle. Ce constat a été fait dès la fin du XIXe siècle par des hommes aussi éminents que Gustave Le Bon, Edmond Demolins[1] et la plupart des personnalités interrogées lors de l’enquête parlementaire de 1898 en vue de la réforme du secondaire. Ainsi, du point de vue psychologique, la hiérarchie des capacités opérée par l’Ecole est contestable.

Les conséquences fatales de la promesse d’égalité

Mais elle l’est également sous un angle plus politique. Son élitisme contredit la promesse d’égalité qui la fonde. Acet égard, l’objection de la distinction entre l’égalité des droits et celle des talents ne vaut pas. Notre démocratie est issue de la plus radicale des révolutions, qui a comporté une phase égalitaire marquante (1793-1794) et a érigé en dogme le principe d’égalité dont elle a donné une définition sans nuance ; et certains des pères de l’Ecole républicaine, tel Ferdinand Buisson, ont affirmé explicitement vouloir utiliser l’Ecole comme matrice d’une société égalitaire.

Tout, donc, dans ses origines et les principes de ses fondateurs, rendait insupportable la sélection opérée par l’Ecole républicaine… et invitait non seulement à exiger la démocratisation des études, mais encore à concevoir celle-ci comme la revancharde extension à tous d’une culture élitiste plutôt que comme une diversification des cursus adaptée à la fois aux besoins d’une société nouvelle et aux nouveaux publics étudiants.

Ajoutons que le caractère étatique, uniforme et monopolistique de notre institution scolaire, et la longue séparation, en son sein, du primaire plébéien et de l’Université de l’élite, ont puissamment attisé cette revendication.

L’égalitarisme pédagogiste, fruit de l’élitisme républicain

Ainsi, une origine révolutionnaire, un principe égalitaire prégnant, une réduction de l’homme à sa raison et de celle-ci à l’intelligence, l’assimilation de cette dernière à des prouesses académiques imbibées de l’esprit de la skholè athénienne et de l’idéal classique du XVIIe siècle, ont rendu conflictuelles les deux fonctions naturelles de toute école – l’éducation et la formation de tous d’une part, le dégagement d’une élite d’autre part – et ont instillé dans notre peuple une conception perverse de la démocratisation des études conçue comme la massification d’une culture aristocratique. L’élitisme méritocratique de l’Ecole républicaine a engendré tout naturellement l’égalitarisme pédagogiste et le marasme actuel.


[1]  Disciple de Le Play, pédagogue de la seconde moitié du XIXe siècle, fondateur de l’Ecole des Roches, qui s’inspirait du modèle éducatif britannique.

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