10 janvier 2018

A l’école de Gramsci : transmission et émancipation

Théoricien de la crise, Antonio Gramsci est aussi celui de son dépassement. Le célèbre marxiste italien, réduit à l’impuissance politique par Mussolini, livra dans ses écrits de prison les germes d’une nouvelle conception de la politique. Nouvelle en tant qu’elle prend en compte le rôle politique toujours plus décisif des « intellectuels » dans les sociétés modernes. Ce pouvoir peut aussi bien émanciper qu’asservir, selon les idéaux ou les intérêts qui le commandent. Dessaisir l’élite, que nous dirions aujourd’hui « médiatique », de ce pouvoir pour donner au plus grand nombre la capacité de l’exercer, telle est la vision gramscienne de la formation intellectuelle et tel est le sens qu’il donne à l’idée politique. Une politique, donc, dont l’école serait le terrain privilégié. Cependant – on pourrait s’en étonner – le philosophe sarde ne veut ni d’une école qui enrégimente, ni d’une école libertaire. Pour réaliser le vieux rêve marxiste d’une société plus juste, il faut libérer l’école des conflits stériles entre discipline et autonomie, entre nostalgie de l’autorité et exaltation de l’« auto-construction des savoirs ». L’école proprement révolutionnaire est celle-là seule qui interroge le sens du mot « culture » et en tire les conséquences qui s’imposent…

Tout en soulignant l’importance de l’intellectuel dans les sociétés modernes, Gramsci est bien loin de vouloir une « République de Philosophes » et s’applique plutôt à démythifier cette figure. Son idéal d’intellectuel « organique », impliqué dans la transformation et l’organisation effectives de la société, s’oppose à l’intellectuel « traditionnel », orateur déconnecté qui se prétend libre de tout déterminisme social mais défend, souvent à son insu, la classe dominante. Fondamentalement, l’intellectuel n’est pas pour Gramsci le penseur de métier, spécialisé, mais tout homme qui réfléchit sur sa propre activité relativement à l’ensemble de la société. « Tous les hommes sont des intellectuels », écrit Gramsci dans le 12e de ses Cahiers de prison, même si tous n’ont pas une « fonction » d’intellectuel. Pour éveiller ces facultés de chacun, Gramsci part donc en quête d’un « principe pédagogique » adéquat. Une pédagogie qui éveille les consciences est en effet pour lui la seule politique capable de produire une société meilleure.

L’école est le lieu de déploiement et de progression par excellence de cette pédagogie émancipatrice. Gramsci appelle donc de ses voeux les initiatives pédagogiques, « même lorsqu’elles se savent transitoires et expérimentales », à condition qu’elles restent organiques, c’est-à-dire qu’elles coopèrent et stimulent la progression de l’ensemble de la société. Pour le philosophe italien, l’école doit être unifiée par l’ambition d’une « formation humaniste », désintéressée, de ses élèves, quelle que soit leur origine sociale. Cette culture humaniste est définie par Gramsci comme transmission du « pouvoir fondamental de penser et de savoir se diriger dans la vie ». Ce n’est qu’« après les avoir amenés à un certain degré de maturité » que cette école peut apporter à ses élèves une autonomie intellectuelle et critique, pour enfin envisager leur insertion professionnelle.

Pour cultiver cette autonomie, Gramsci manifeste des réserves à l’égard des théories spontanéistes trop confiantes dans la facilité de l’apprentissage. Ces nouvelles pédagogies ont, admet-il, le mérite de soumettre les vieilles méthodes à un salutaire examen critique mais elles n’offrent pas les instruments nécessaires à un dépassement fécond. Elles conçoivent le cerveau de l’enfant, remarque-t-il, comme une bobine de fil qui se déviderait toute seule sous le regard bienveillant et encourageant de l’enseignant. Cette croyance dans le développement spontané des capacités de l’élève donne souvent lieu, écrit Gramsci, à de « curieuses régressions » pédagogiques (Cahier 1, § 123). Elles aboutissent en effet à une démission de la génération adulte. Pour Gramsci, la société n’est rien d’autre que le champ de lutte de divers conformismes, émancipateurs pour certains, aliénants pour d’autre. Si l’école, par peur du conformisme, renonce à « conformer » la nouvelle génération en lui transmettant une maîtrise de la langue – première condition de possibilité d’une conscience libre – elle livre ses rejetons aux influences les plus régressives. Le « laisser-faire » en matière d’éducation est qualifié par Gramsci de « réactionnaire » (Cahier 29, § 6). L’étude de la grammaire importe particulièrement à Gramsci, philologue de formation, car c’est elle qui permet à l’élève d’accéder à une conscience fine et complexe de son propre rapport au réel. Comme les langues, l’autonomie intellectuelle s’apprend suivant plusieurs étapes, dont la première est « dogmatique », fondée sur l’exercice de la mémoire et l’assimilation brute de savoirs. Ainsi seulement, la phase suivante pourra être « créative », « autonome et indépendante » (Cahier 12).

L’éloge de la spontanéité de l’enfant risque d’occulter la laborieuse réalité du processus d’éveil de l’intelligence. L’esprit critique n’est pas une faculté innée que l’apprentissage par coeur rendrait inopérante mais un véritable muscle qui se fortifie par un entraînement acharné. La capacité à se concentrer, l’implication dans un raisonnement, la précision de l’argumentation ne sont que le fruit d’habitudes « psycho-physiques » contractées pendant l’enfance. L’élève comme le sportif doit subir un certain nombre de contraintes répétitives pour incorporer des aptitudes. Déplorer l’aridité de ces méthodes « coercitives », c’est dénier à l’école la possibilité de les rendre spontanées. Les intellectuels ont souvent tôt fait d’oublier leur dette envers l’environnement si contraignant de la salle de classe…

On en arrive ainsi à la conception de la culture qui sous-tend le projet pédagogique gramscien. La culture est en même temps instructive et éducative, c’est-à-dire à la fois transmission d’un savoir déjà constitué et réception active et critique. La culture n’est pas un patrimoine, un capital qu’on peut accumuler, et le cerveau n’a rien d’un entrepôt vacant ou saturé de savoirs discriminants. La culture cesse d’être culture lorsqu’elle se résume à une somme de cristallisations inertes du passé et ne nourrit pas une relation pédagogique vivante. En incarnant devant ses élèves une expérience intellectuelle déterminée, l’enseignant nourrit des intelligences neuves, qu’il prépare à donner une vie nouvelle, originale, au savoir mis en jeu. L’évolution et la diversification des publics scolaires est pour cela l’horizon d’un renouvellement et d’une régénération culturelle, d’un progrès, à condition que l’on veuille bien transmettre.

Textes tirés des volumes :

– Q 1 § 123, février-mars 1930 : extrait de A. Gramsci, Gramsci dans le texte, traduit de l’italien par Jean Bramant, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci, Paris, Editions Sociales, 1975, pp. 633-634

– Q 9 § 119, septembre-novembre 1932 : extraits de A. Gramsci, Cahiers de prison, Cahiers 6 à 9, traduction de l’italien par Monique Aymart et Paolo Fulchignoni, Paris, Gallimard, 1983

– Q 9 § 119, septembre-novembre 1932 ; Q 10 II § 44, août-décembre 1932 ; Q 12 § 1-2, mai-juin 1932 : extraits de A. Gramsci, Cahiers de prison, Cahiers 10 à13, traduction de l’italien par Paolo Fulchignoni, Gérard Granel, Nino Negri, Paris, Gallimard, 1978

– Q 16 § 21, 1934 : extrait de A. Gramsci, Cahiers de prison, Cahiers 14 à 16, traduction de l’italien par Françoise Bouillot et Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1990

– Q 19 § 27, février 1934-février 1935 ; Q 29 §§ 4 à 6, avril 1935 : extraits de A. Gramsci, Cahiers de prison, Cahiers 19 à 29, traduction de l’italien par Claude Perrus et Pierre Laroche, Paris, Gallimard, 1991

– Lettre de Gramsci à Giulia, 30 décembre 1929 : extraite de A. Gramsci, Lettres de la prison, traduction de l’italien par Jean Noaro, Paris, Editions sociales, 1953

– Lettre de Gramsci à Tania, 15 décembre 1930 : traduction de l’auteur de l’article

– lettre de Gramsci à Carlo 18 décembre 1930 : traduction de l’auteur de l’article

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