14 février 2020

« La liberté pédagogique des enseignants est-elle nocive pour l’école ? »

La dernière tribune de Philippe Champy parue dans Le Monde de l’éducation réexamine la notion de liberté pédagogique à l’aune de ses origines historiques : une réflexion bienvenue qui éclaire les débats en cours sur la refonte de l’école et invite à la confiance envers nos enseignants.

On sourira à la pique adressée aux écoles hors contrat dans ce texte, qui montre combien son auteur méconnaît le monde des écoles indépendantes : leur fonctionnement, leur vocation, la place qu’elles accordent aux enseignants, les motivations des parents qui y scolarisent leurs enfants… Car la raison du succès fulgurant de ces écoles est qu’elles incarnent, expérimentent et diffusent la liberté pédagogique que l’auteur appelle précisément de ses vœux.


« La liberté pédagogique des enseignants est-elle nocive pour l’école ? »

Philippe Champy, ancien éditeur scolaire et auteur de « Vers une nouvelle guerre scolaire » (La Découverte), rappelle l’histoire de cette très ancienne liberté des enseignants français, qui fait aujourd’hui face à un « procès » selon lui.

Publié le 11 février 2020 . Temps de Lecture 5 min.

Tribune. Dans l’école de la confiance que célèbre le ministre Jean-Michel Blanquer, la notion de liberté pédagogique devrait logiquement être portée au pinacle. Or ce n’est manifestement pas le cas, le ministre ayant laissé plusieurs fois entendre que la liberté de choix des méthodes et outils pédagogiques par les professeurs confinait à « l’anarchisme ». L’histoire de cette liberté pédagogique des professeurs est pourtant riche d’enseignements à l’heure des débats autour de la réforme de la formation des professeurs, du sens du métier ou de sa redéfinition, dans un contexte de tensions entre « la base » enseignante et la hiérarchie.

Instituée dans les années 1880 par Ferdinand Buisson, le directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry, cette notion fut au fondement de la relation hiérarchique qu’entendaient mettre en place les gouvernants républicains après les débuts chaotiques de la IIIe République. Cette nouvelle relation hiérarchique entre le sommet et la base du ministère en charge des écoles se voulait en rupture complète avec les pratiques de contrôle préalable de la Restauration ou de l’Empire, celles des monarchistes et des bonapartistes, dont la tendance était de suspecter les enseignants de « la communale », issus pour la plupart des classes populaires, d’être déloyaux. Ferry et Buisson accordaient ainsi aux institutrices et instituteurs une liberté inédite, assortie d’une claire responsabilité laïque et républicaine !

Cette liberté revêtait trois aspects : liberté d’édition des manuels scolaires, souvent rédigés par des auteurs enseignants, cette liberté s’inscrivait dans le grand mouvement en faveur de la liberté d’expression et de la liberté de la presse ; liberté de choix par les enseignants de leurs outils d’enseignement ; liberté de leur utilisation ou non en classe. Le contrôle hiérarchique ne devait intervenir qu’a posteriori pour éviter les éventuelles dérives de non-conformité aux programmes scolaires.

Fonctionnement collectif

Cette confiance dans la base enseignante reposait sur deux constats : tout d’abord, la formation que dispensaient les écoles normales aux institutrices et instituteurs durant plusieurs années était jugée robuste. Ensuite, les choix des enseignants devaient être le fruit de délibération collective organisée au niveau local pour s’assurer de l’adéquation entre les outils sélectionnés, les objectifs pédagogiques et les particularités des élèves. C’était le rôle de la hiérarchie de proximité d’organiser ce fonctionnement collectif qui devait assurer l’échange d’expériences entre pairs et une forme d’autoréflexion continue que Jules Ferry désigne explicitement comme un puissant levier de réforme du système éducatif.

La « liberté pédagogique » telle que ses créateurs la pensaient n’est pas le fait, pour les enseignants, de ne pas avoir à rendre compte de leurs pratiques à leurs pairs, à leur hiérarchie ou aux parents d’élèves, comme il arrive à certains de l’invoquer abusivement aujourd’hui. Ce n’est pas non plus la liberté, pour les parents, de placer leurs enfants dans l’école de leur choix, comme le prétendent à tort les partisans des écoles privés hors contrat en décrétant que leur idéologie familiale serait supérieure à celle des institutions communes.

Non, dans l’optique initiale des républicains, la liberté pédagogique avait pour but de libérer les enseignants des tutelles externes au système scolaire laïque : clergés, pouvoirs politiques locaux, groupes de pression parentaux opposés à la laïcité.

Une liberté « irresponsable » ?

Doctrine officielle au fondement de l’école primaire laïque, gratuite et obligatoire, que reste-t-il, cent quarante ans plus tard, de la liberté pédagogique des enseignants ? Le noir diagnostic du système scolaire français qui est dressé par les hauts responsables de l’Etat depuis une vingtaine d’années les pousse petit à petit à l’instruire en procès. En écho, les commentateurs déclinistes crient constamment à la faillite ou au naufrage de l’école. Avec un sens aigu de la dramatisation, tous les cassandres brandissent les comparaisons internationales à titre de preuve massue.

De leurs points de vue unilatéralement critiques, laisser trop d’initiatives aux enseignants serait désormais irresponsable puisque ce serait abandonner le pouvoir aux principaux acteurs du déclin scolaire. Les professeurs, notamment des écoles, ne sauraient pas repérer les meilleures méthodes qui permettraient à tous les enfants d’acquérir « les fondamentaux » : lire, écrire, compter. Ils seraient impuissants à résorber l’échec scolaire des élèves faibles, source de décrochage par la suite au collège. La solution est donc, selon eux, de le faire à leur place en limitant leur liberté pédagogique à celle d’exécutants autorisés à ajuster aux situations singulières de leurs classes l’application stricte de méthodes prescrites par les autorités supérieures, hiérarchiques et scientifiques. Sans disparaître des discours officiels, la filiation historique de la liberté pédagogique est clairement rompue !

Quelle revalorisation pédagogique ?

La liberté pédagogique des enseignants est-elle donc nocive pour l’école ? Les syndicats enseignants, les mouvements pédagogiques, les associations professionnelles ou disciplinaires, à quelques nuances près, ne partagent pas cette vision dirigiste qui veut réduire cette liberté comme une peau de chagrin. Ces acteurs aux opinions diverses pensent au contraire que c’est le pouvoir d’agir des enseignants qui permet de limiter les dégâts occasionnés par les mouvements de balancier incessants selon les alternances politiques et les lubies et lobbys du moment.

Pour ces acteurs la liberté pédagogique est l’autre nom de l’autonomie professionnelle, partie intégrante de la « professionnalité », au cœur d’un métier de conception qui nécessite non seulement des connaissances érudites, mais aussi des compétences spécialisées et un pouvoir d’initiative adaptatif en fonction des classes et des établissements. Cette autonomie est le pendant des responsabilités que les enseignants du primaire et du secondaire ont à assumer à l’égard des élèves et de leurs parents : transmettre les savoirs pertinents, faire vivre les valeurs de la vie en société, accompagner le développement personnel de chaque élève. C’est aussi un facteur important de reconnaissance et de motivation professionnelles.

La labellisation ministérielle des méthodes pédagogiques, la limitation de la liberté d’édition par l’instauration d’un contrôle préalable, l’obligation d’utiliser des ressources sélectionnées sur appel d’offres ministériel, toutes ces modalités, plus ou moins évoquées ou déjà testées, seraient autant de retours en arrière qui n’apporteraient que de fausses solutions à l’amélioration pédagogique du système scolaire et braqueraient les forces vives de l’éducation nationale.

Pourtant les pistes de revalorisation pédagogique sont nombreuses : un investissement fort dans des formations initiales longues et rémunérées, associant théories et pratiques, la reconstitution d’une solide formation continue, l’organisation de débats pluralistes de qualité au sein de l’institution, l’institutionnalisation d’échanges d’expériences en concertation avec les chercheurs, la reconnaissance de l’investissement dans l’élaboration des pratiques de réussite… Vaste programme !

Ce texte est paru dans « Le Monde de l’éducation ». Vous pouvez vous inscrire à cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien

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