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Par Raphaël Pasquini, AUF (Agence Universitaire de la Francophonie)

Très récemment, Lorène, une enseignante avec laquelle nous collaborons dans le cadre d’une recherche, nous a invités dans sa classe pour observer comment se déroulait une évaluation de compréhension de l’écrit. Ses élèves de première année du secondaire ont commencé par se mettre par deux, et pendant vingt minutes, ils ont partagé leur compréhension des Métamorphoses d’Ovide, selon des consignes précises.

Ils ont pu confronter leur façon d’aborder différents points, répondre aux questions de leur pair, justifier leurs réponses. Ils ont aussi eu chacun l’occasion de solliciter l’aide de l’enseignante une fois, ce que la plupart ont fait. Ensuite, ils ont effectué leur travail individuellement en répondant aux questions par écrit, comme d’habitude.

Lorsque mon collègue et moi-même avons demandé à l’enseignante pourquoi elle procédait de la sorte, elle a répondu : « Je veux les amener à comprendre que, même dans une évaluation qui vaut pour une note importante pour eux, il y a de l’espace pour apprendre encore, et parfois même avec l’un de leurs camarades, cela instaure un climat de confiance entre eux et moi très bénéfique ».

Faire de l’évaluation un levier

Dans les faits, cette pratique n’est pas courante : des études issues de différents contextes montrent que les pratiques évaluatives ressemblent aujourd’hui encore furieusement à celles qu’ont connues nos grands-parents, centrées sur les notes et les moyennes.

Pourtant, ce que fait cette enseignante s’inscrit pleinement dans l’orientation en évaluation dans laquelle la grande majorité des systèmes éducatifs de l’OCDE s’inscrivent, certains depuis la fin des années 1990 et en France depuis 2014, pour juguler le taux d’échec scolaire et le décrochage des jeunes, toujours trop importants : l’évaluation-soutien d’apprentissage.

L’idée est simple en apparence : toute démarche d’évaluation fait partie de la pratique quotidienne, doit être prioritairement au service des apprentissages, et devient alors un outil puissant pour amener le plus grand nombre d’élèves à leur meilleur niveau.

Et si l’on amenait les élèves à « comprendre que, même dans une évaluation qui vaut pour une note importante pour eux, il y a de l’espace pour apprendre encore, et parfois même avec l’un de leurs camarades ».
Max Fischer/Pexels, CC BY

La réalité nuance toutefois cette idée : cette conception de l’évaluation est d’une grande complexité, notamment car elle entre en rupture avec la conception classique que nombre d’enseignants et de décideurs ont de l’évaluation scolaire, à savoir qu’évaluer se réduit à faire passer des tests.

Se pose alors l’épineuse question de déterminer comment l’évaluation-soutien d’apprentissage pourrait dépasser les prescriptions et se concrétiser dans les classes, tous degrés et disciplines confondus. Pour cela, il est intéressant de se tourner vers les systèmes qui travaillent à sa mise en œuvre depuis plusieurs années, comme en Scandinavie ou au Royaume-Uni : les analyses dont nous disposons révèlent des axes de travail intéressants.

Il n’y a pas que les notes

Si l’on considère que l’évaluation consiste à prendre des informations sur des apprentissages en cours, à interpréter ces informations au regard d’attentes claires, à prendre des décisions en cohérence avec ces interprétations et à les communiquer aux élèves, les enseignants passent un temps considérable à évaluer.

Le problème est qu’ils n’en sont pas toujours conscients, car pour un grand nombre d’entre eux, tant qu’il n’y a pas de note, l’évaluation est inexistante ou inefficace.

L’enjeu est alors d’expliciter ces pratiques existantes et de montrer que même informelles, elles peuvent servir l’apprentissage. Par exemple, observer ou interagir avec des élèves sur un obstacle qu’ils rencontrent et leur faire des retours constructifs de manière guidée pour qu’ils progressent, c’est déjà évaluer.

Nous savons toutefois aujourd’hui que, si les enseignants n’adhèrent pas aux valeurs inclusives de cette vision de l’évaluation, il n’y a pratiquement aucune chance pour que leurs pratiques en épousent un quelconque contour. Pire : lorsque les principes de l’évaluation-soutien d’apprentissage ne sont pas compris, les pratiques se réduisent à des démarches superficielles et techniques. Il est alors important de faire un travail en formation au niveau des croyances des enseignants, en partant de leurs questions et problèmes, et non de privilégier des modèles injonctifs « venant du haut », dont l’inefficacité a été démontrée depuis longtemps.

Former les enseignants

Plus globalement, c’est toute la formation à l’évaluation qui doit être intensifiée, dans les universités et dans les écoles. Au Québec par exemple, la formation prépare peu les enseignants en devenir à l’évaluation des apprentissages, la plupart des programmes ne comprenant que 3 ou 4 crédits sur un total de 120 !

Le constat vaut pour d’autres systèmes, des États-Unis à la Grande-Bretagne, en passant par la France ou la Suisse romande, où les modules traitant d’évaluation au secondaire sont même parfois facultatifs. Sans parler de la formation continue, qui reste très lacunaire dans le monde de l’enseignement.

Par ailleurs, rien ne pourra évoluer positivement sans que les responsables d’établissement ne soient également formés dans ce champ. En effet, comme dirigeants pédagogiques, ils sont des facilitateurs clés d’un possible changement, car ils peuvent donner la confiance et les moyens nécessaires à leur corps enseignant pour que cette évaluation se concrétise.

Nous savons enfin que les tests externes, dont la fréquence a augmenté partout, constituent l’une des principales menaces pour la faisabilité de l’évaluation-soutien d’apprentissage. Les pressions que ces tests exercent sur les écoles motivent les enseignants à définir en priorité le rythme de travail en fonction de la vérification du contenu du test. Ils se sentent dès lors obligés d’opter pour cette logique en raison de son lien avec les mécanismes de responsabilité et de la pression publique qui y est associée, et cela même si c’est en incohérence avec leurs valeurs. Les enseignants sont ainsi soumis à un conflit de rôles et à un sentiment de déprofessionnalisation.

Vision démocratique

Les détracteurs d’une telle approche sortent régulièrement du bois, avec leurs arguments ressassés : nivellement par le bas, deuil des savoirs, ou encore perte des valeurs de l’école comme lieu de préparation à la « vraie vie ». Et pourtant. Lorène a constaté que, malgré ses pratiques innovantes, l’échec est toujours d’actualité pour certains. Mais, maintenant, elle sait mieux sur quels contenus revenir pour faire progresser ces élèves qui, de leur côté, mis en confiance, voient qu’il est possible de progresser et s’engagent alors mieux dans l’apprentissage. Certes, c’est un travail de longue haleine, mais appréhender la complexité avec exigence demande du temps.

Les principes de l’évaluation-soutien d’apprentissage privilégient une vision plus démocratique que sélective de l’évaluation, visent à respecter l’égalité de traitement des élèves. L’enjeu est maintenant de déterminer les conditions réalistes de sa mise en œuvre, en tenant compte des différents contextes éducatifs.

Les collaborations entre chercheurs et décideurs qui ont cours actuellement dans de nombreux systèmes scolaires vont donc devoir se conjuguer avec les ressources indispensables que ces derniers pourront mettre à disposition pour que l’évaluation à l’école serve l’apprentissage avant tout. Ce n’est plus une question de choix, mais une priorité.The Conversation


Raphaël Pasquini, Professeur HEP (Haute école pédagogique du canton de Vaud) associé en évaluation certificative des apprentissages, en évaluation formative et dans les processus d’orientation scolaire, AUF (Agence Universitaire de la Francophonie)


 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Courant février, le ministère de l’éducation nationale devrait annoncer les mesures sur le métier d’enseignant décidées à la suite du Grenelle de l’éducation. L’économiste Asma Benhenda apporte son éclairage sur les principales propositions issues des discussions ayant eu lieu depuis novembre.

Cet entretien est paru dans « Le Monde de l’éducation », consultez l’article dans son contexte original en cliquant ICI.

Jean-Michel Blanquer l’avait promis avant que la crise sanitaire ne vienne bousculer l’agenda : la deuxième partie du quinquennat serait consacrée à la « carrière » des enseignants. Fin janvier, les différents ateliers du Grenelle de l’éducation avaient à peine remis leur copie que le site d’information spécialisée Cafepedagogique.net s’alarmait des « recommandations explosives » qui en sont issues. Ce qui n’est pour l’instant qu’une « synthèse » des discussions ayant eu lieu depuis novembre entre les participants du Grenelle doit donner lieu, mi-février, à des annonces sur « une évolution profonde du système éducatif et des métiers des personnels ». Tour d’horizon des principales « idées » du Grenelle avec Asma Benhenda, économiste spécialiste de l’éducation et autrice de Tous des bons profs – Un choix de société (Fayard, 2020).

Comment analysez-vous les « propositions » des différents ateliers du Grenelle de l’éducation ?

Je ne suis pas particulièrement surprise. Elles vont dans le sens de la philosophie générale du programme « éducation » d’Emmanuel Macron en 2017 et de la politique, plutôt libérale, menée par Jean-Michel Blanquer au ministère de l’éducation nationale depuis près de quatre ans. Plus d’autonomie pour les établissements scolaires, part variable de la rémunération des enseignants, renforcement du pouvoir des chefs d’établissement, recrutement d’une partie des enseignants sans passer par le « mouvement national », etc. ; ces idées sont dans l’air du temps et font débat un peu partout au niveau international.

Les enseignants, qui étaient dans la rue le 26 janvier, estiment insuffisants les 400 millions d’euros annoncés à l’automne pour revaloriser le métier. A quelle hauteur devrait, selon vous, monter cette revalorisation à laquelle le Grenelle consacre plusieurs propositions ?

Il y a, derrière cette question fondamentale, celle de l’attractivité du métier. Le niveau de qualification et de recrutement des enseignants a augmenté ces vingt dernières années sans réelle contrepartie salariale, exacerbant ainsi la crise des vocations.

Afin que les étudiants ne choisissent pas une autre voie plus « rémunératrice », il est urgent de réduire le manque à gagner ou « coût d’opportunité » du choix du métier d’enseignant, en alignant le salaire des nouveaux professeurs sur le salaire médian des autres titulaires d’un bac + 5. En théorie, cela représenterait une hausse d’au moins 4 600 euros brut par an, soit environ 384 euros brut par mois. Les 100 euros net supplémentaires par mois annoncés dans le cadre du plan de revalorisation sont un bon point de départ mais il faut aller plus loin, ce qui n’est pas gagné avec la crise sanitaire et l’endettement public concomitant. Au Royaume-Uni, un plan de revalorisation des enseignants âprement débattu depuis plusieurs années a récemment été repoussé en raison de la crise…

Le Grenelle de l’éducation avance quelques idées sur la question sensible de la « part variable » de la rémunération des enseignants…

La question de la part variable de rémunération est peut-être une bonne idée sur le papier, mais sa mise en œuvre est toujours compliquée tant le terrain est miné. En Angleterre, une réforme intéressante de 2013-2014 maintenait une grille nationale pour le salaire des enseignants, mais avec une part variable sur laquelle les chefs d’établissement avaient une marge de manœuvre en fonction de l’investissement de chacun. Or on s’est aperçu que seulement un quart des chefs d’établissement se sont saisis de cette possibilité, et ceux qui s’en sont saisis ne l’ont fait que de façon très marginale tant elle était impopulaire dans les équipes éducatives.

Mais cette question n’implique pas les mêmes débats si on parle de rémunérer les heures supplémentaires des professeurs qui s’impliquent dans des dispositifs ou des projets (remplacements, innovations pédagogiques, etc.) – ce sur quoi semble insister l’atelier « revalorisation » du Grenelle –, ou de rémunérer en tant que tel leur « mérite ». Cette seconde proposition viserait à appliquer au secteur public une philosophie issue du privé. Elle nécessite de définir précisément ce qui fait un « bon » enseignant, de mettre en place un système d’évaluation et de surveillance serrée de son activité, d’en « quantifier » certaines dimensions au détriment d’autres… Cette politique expérimentale est difficilement imaginable en France, où la liberté pédagogique des enseignants est constitutive du métier.

Le Grenelle propose de renforcer l’autonomie des établissements avec des « projets d’autonomie et de réussite des établissements ». Est-ce un enjeu central ?

On est ici devant une logique de décentralisation défendant l’idée que les acteurs locaux sont plus à même de prendre les bonnes décisions sur le fonctionnement qu’un régulateur centralisé, en fonction du contexte local ou du projet d’établissement. C’est cette philosophie qui a poussé au développement depuis trente ans des Charter Schools aux Etats-Unis, des Academies au Royaume-Uni, ou des Fristående Skolor en Suède. Ces écoles sont financées par le public mais bénéficient d’une large autonomie en termes d’allocation de budget, de projet pédagogique, de recrutement, etc., un peu sur le modèle du « privé sous contrat » français.

Les évaluations montrent que cette décentralisation, si elle n’est pas absurde, n’a pas d’impact clair : aux Etats-Unis et en Suède, il semble qu’une partie de ces établissements parviennent à améliorer le destin de leurs élèves, mais au Royaume-Uni, les Academies n’ont pas les résultats escomptés. Selon les points de vue, la mise en concurrence des établissements qui découle bien souvent de cette logique soit accentue le risque d’accroissement des inégalités territoriales, soit crée de l’émulation et pousse à l’innovation pédagogique… Jusqu’où le ministère pourrait pousser le curseur de l’autonomie ? Cette question susceptible de changer profondément le système éducatif doit en tout cas faire l’objet d’un débat démocratique impliquant « tous » les acteurs de l’école (enseignants, mais aussi parents, élèves, etc.), plus large que celui ayant eu lieu durant le Grenelle.

Les résultats des demandes de mutation des enseignants arriveront dans quelques semaines. Certains participants au Grenelle souhaitent que 25 % des recrutements en REP + puissent se faire « hors mouvement ». Est-ce une bonne idée ?

La procédure d’affectation des enseignants joue de manière importante dans l’inégale répartition des ressources dans le système éducatif, les jeunes enseignants inexpérimentés – donc moins « chers » – se retrouvant systématiquement devant les élèves plus défavorisés par le jeu de la procédure de mutation qui survalorise le nombre d’années d’expérience. A défaut de pouvoir rendre plus attractifs ces établissements en y améliorant notamment la mixité sociale et scolaire, des bonifications substantielles sont accordées aux enseignants en REP, qui permettent aux jeunes enseignants de ces établissements d’avoir un salaire comparable à celui des enseignants plus expérimentés hors REP, et ainsi de les « garder » plus longtemps. Cette proposition d’une part de recrutement « hors mouvement » semble aller dans le même sens. Si, comme le suggèrent des dispositifs similaires à l’étranger, cela permet de garder un peu plus longtemps les enseignants en éducation prioritaire, car ils auront un peu plus choisi d’être là, c’est une bonne chose.

Quelles sont les marges d’amélioration en termes de formation initiale et de formation continue des enseignants ?

Pour ce qui est de la réforme de la formation initiale, le fait de déplacer le concours de recrutement des enseignants du M1 au M2 risque clairement d’assécher le vivier de candidats en augmentant le « coût d’opportunité » dont nous avons déjà parlé, comme ce fut le cas avec la réforme dite de la « mastérisation » sous l’ère Sarkozy. Mais le fait de consacrer une part plus importante de l’évaluation des futurs enseignants à la pédagogie et à la mise en situation professionnelle est, nous dit la recherche en économie, une bonne manière d’évaluer la capacité des enseignants à transmettre et à faire réussir. Sans pour autant, évidemment, relâcher trop les exigences disciplinaires et académiques.

D’après l’enquête Talis de l’OCDE, les enseignants français sont parmi les plus critiques des pays développés envers ce qui leur est proposé en termes de formation continue. Les propositions du Grenelle en la matière sont donc bienvenues. Particulièrement le fait de mettre en place un « système de tutorat et de mentorat » pour les néotitulaires qui ont besoin d’être soutenus en début de carrière. Plusieurs études montrent l’efficacité des échanges individuels entre enseignants de différentes générations.

Le Grenelle propose d’ailleurs d’intégrer dans les obligations réglementaires de service « un temps de travail en équipe ». Cela va-t-il dans le bon sens ?

Les enquêtes internationales de l’OCDE montrent souvent que les enseignants français se sentent isolés et pas soutenus. Les enseignants sont interdépendants les uns des autres malgré leurs disciplines, leurs statuts, leurs salles de classe, dans la mesure où ils partagent les mêmes élèves. Les temps formalisés d’échange entre eux leur permettent d’en prendre conscience et de se synchroniser. C’est donc plutôt une bonne idée, à condition que ces heures soient rémunérées, et même qu’un espace soit aménagé dans l’établissement pour favoriser cette collaboration.

Il est important de favoriser cette relation horizontale entre professeurs dans les établissements, et pas seulement verticale avec un chef d’établissement auquel on donnerait plus de pouvoir sur l’équipe éducative. Cela pourrait aussi potentiellement permettre de les garder plus longtemps, de développer une culture d’établissement, etc.

FIGAROVOX/TRIBUNE – Pour Jean-Baptiste Maillard, secrétaire général de l’association «Liberté éducation», le choix des parents concernant l’éducation de leurs enfants doit rester le principe et non l’exception.

Aujourd’hui, 63.000 enfants sont instruits en famille. PASCAL PAVANI/AFP

Aujourd’hui, 63.000 enfants sont instruits en famille (dont 30.000 reconnus handicapés), pour des raisons très variées: meilleur respect du rythme biologique de l’enfant, éloignement géographique, choix d’une pédagogie alternative, sourdouance, difficultés scolaires ou harcèlement, dyslexie, dysgraphie, dyscalculie, profils atypiques, etc., autant de diversités qui font la richesse de notre pays. Mais voici que l’article 21 du projet de loi visant à «conforter les principes républicains» remplace le régime déclaratif de l’instruction en famille par un régime d’autorisation liberticide, avec des dérogations qui seront données au compte-gouttes, d’après la lacunaire étude d’impact du gouvernement.

Ainsi 29.000 enfants seront renvoyés de gré ou de force sur les bancs de l’école, contre la volonté de leurs parents. Si cette loi était votée en l’état, la France deviendrait l’un des rares pays du monde à rendre l’école obligatoire dès 3 ans. Demain, tout nouveau gouvernement pourrait décider de raccourcir ce délai sans que les parents puissent faire un autre choix! En réalité, cette disposition a tous les attributs d’un cavalier législatif, sautant les haies du processus parlementaire pour satisfaire l’une des dernières volontés du Président, suite à son annonce, le 2 octobre dernier aux Mureaux, de vouloir interdire l’école à la maison.

Lancée précipitamment, la commission spéciale de ce projet de loi a auditionné notre association Liberté éducation, au sein de l’interassociation IEF (Instruction en famille). Mais ce fut à huis clos, sans retransmission vidéo, les premiers protagonistes de cet article 21 étant sans doute de trop dangereux séparatistes.

Le président de notre association, avocat, a pu aussi démontrer qu’instruire ses enfants en famille est une liberté fondamentale, et qu’un certain nombre d’obstacles, tant constitutionnels que conventionnels, se dresseront sur le chemin semé d’embûches d’un gouvernement un peu trop pressé de légiférer.

Il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre une école républicaine et la liberté laissée aux parents de choisir des modalités pratiques de l’instruction de leur enfant .

Claire Hédon, défenseur des droits

Faute d’avoir été entendus au-delà de ce petit cénacle, nous avons donc répété nos arguments à l’occasion d’une table ronde, sur YouTube, la semaine dernière, en présence de trois députés et du musicien André Stern, qui n’a jamais été scolarisé, preuve s’il en manquait qu’on peut aussi réussir sans aller à l’école.

Pendant ces auditions, la Défenseur des droits, Claire Hédon, a pris position de façon très ferme contre le projet de loi, pointant les «risques d’atteintes aux libertés»: «comme l’a souligné le Conseil d’Etat dans son avis, ce texte concerne pratiquement tous les droits et libertés publiques constitutionnellement et conventionnellement garanties, les plus éminents d’entre eux». Et parmi ces libertés énumérées une à une, celle d’enseignement, rappelant qu’il n’y avait «pas lieu de soumettre l’instruction en famille à autorisation, la loi étant déjà stricte: contrôles, risque d’amende très élevée en cas de non-respect, injonction de scolarisation si défaut d’instruction».

Pour elle, «il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre une école républicaine et la liberté laissée aux parents de choisir des modalités pratiques de l’instruction de leur enfant». De son côté, la responsable du renseignement territorial a coupé court aux soupçons de radicalisation chez les familles IEF: «il est extrêmement compliqué de faire un lien direct entre l’augmentation du repli communautaire et l’augmentation de l’instruction à domicile».

On peut toutefois regretter, à ce sujet, qu’aucun inspecteur familiarisé avec les familles en IEF n’ait été auditionné, à notre connaissance, sachant que plus de 97% de leurs rapports annuels sont positifs, et que le Syndicat national des inspecteurs d’académie s’est dit fortement opposé à ce volet du projet de loi, appelant dans une lettre à ne céder ni à «l’angélisme» ni à «la tentation de la simplification et de l’amalgame».

Force est de constater que depuis l’annonce du projet de loi, les familles et enfants en IEF subissent l’incroyable vindicte de l’exécutif, comme du ministre de l’Intérieur parlant à leur endroit de «petits fantômes de la République» ou du ministre de l’Education nationale, carrément de «sauvages».

Dans une réponse à des parents le 22 janvier dernier, son chef de cabinet verse au procès d’intention: «(votre) choix délibéré traduit une volonté de se mettre en marge de la société». Quelle violence dans cette accusation sans fondement! L’article 9 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen rappelle pourtant que «tout homme [est] présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable»: il n’est donc pas permis de présumer la malveillance des parents, ni de leur demander de démontrer a priori leur bonne foi et leur honnêteté. Nous voici présentés à nos inquisiteurs, sommés de répondre à l’injonction «êtes-vous des ennemis du peuple ?».

Soumettre l’exercice d’une liberté fondamentale à une autorisation administrative préalable serait par nature une régression considérable.

La majorité est cependant revenue sur l’interdiction pure et simple de l’école à la maison telle qu’annoncée dans un premier temps par le Président de la République, la remplaçant par une quasi-interdiction plus subtile, à savoir une «dérogation» très encadrée, selon des motifs flous et donc suspects.

La dernière version du texte demeure «une atteinte à la liberté d’enseignement», comme le souligne un nouvel amendement cosigné par une quarantaine de députés de l’opposition, qui demandent: «(cette mesure) est-elle proportionnée, alors que l’on peine à voir en quoi le contrôle de la scolarisation serait différent du contrôle de l’instruction qui existe aujourd’hui? Nous pouvons en douter. Les familles qui cherchaient déjà à se soustraire à l’obligation d’instruction chercheront de même demain à se soustraire à l’obligation scolaire.»

Une liberté fondamentale en péril

Cet article 21 fait l’objet de 489 amendements de tout bord, un record sur l’ensemble du texte. Il soulève de nombreuses questions: une liberté fondamentale soumise à dérogation est-elle concevable, en démocratie? Les parents sont-ils encore les premiers éducateurs de leurs enfants, ou ces derniers appartiennent-ils désormais à l’Etat? Lorsque des parents confient leur enfant à l’école de la République, est-ce encore par délégation? Jusqu’ici, en France, tout ce qui n’était pas interdit était autorisé.

Désormais, avec ce gouvernement, on en vient à interdire tout ce qui n’est pas autorisé. Pourtant, la liberté, dans notre République, doit rester le principe, et l’interdiction, l’exception. Soumettre l’exercice d’une liberté fondamentale à une autorisation administrative préalable serait par nature une régression considérable, à laquelle les juges du Conseil Constitutionnel seront attentifs. A titre de comparaison, la consécration de la liberté de la presse a impliqué, en 1881, le passage d’un régime d’autorisation à un régime de déclaration. Pour l’instruction en famille, nous ferions aujourd’hui le chemin inverse?

Le droit à l’instruction en famille est un principe républicain, une liberté fondamentale garantie par notre Constitution, sur laquelle il sera difficile de s’asseoir.

N’en déplaise à certains, le droit à l’instruction en famille est un principe républicain, une liberté fondamentale garantie par notre Constitution, sur laquelle il sera donc difficile de s’asseoir.

Le danger reste grand d’une dérive liberticide, comme l’a écrit dans ces colonnes la philosophe Chantal Delsol, pointant ni plus ni moins le danger d’un nouveau despotisme: «la première chose que font les totalitarismes, c’est d’enlever les enfants aux parents pour les faire éduquer par l’État». Elle s’inquiète donc à juste titre de la montée d’un «républicanisme sectaire tournant le dos à l’esprit libéral qui caractérisait les lois scolaires depuis Jules Ferry». Lequel avait justement, en 1882, sanctuarisé la possibilité pour les parents de faire l’école à la maison, rendant non pas l’école obligatoire, mais l’instruction.Il avait d’ailleurs alors eu ce mot: «qu’on ne tracasse pas les parents qui font consciencieusement l’instruction en famille!». Il ajoutait même ce conseil de ne pas apporter «des règlements d’oppression et de tyrannie» à ces familles.

L’histoire nous rappelle aussi que son fidèle disciple Ferdinand Buisson, spécialiste de la pédagogie et qui contribua à façonner l’école républicaine en réformateur constant de l’institution scolaire dans l’ombre de Jean Jaurès et de son mentor, d’ailleurs cité par Emmanuel Macron lors de son hommage à Samuel Paty, défendait lui aussi l’instruction en famille: «La nation ne pénètre pas au foyer (…) car dans l’éducation d’un enfant, il y a deux responsables: la famille d’abord, ensuite l’État.»

Il nous rappelle encore les mots de ce grand chef d’Etat que fut Clemenceau aux laïcs autoritaires: «Vous rêvez de l’Etat idéal et, au nom de ce rêve, vous bâtissez l’omnipotence de l’Etat laïque, qui est une tyrannie. Je ne suis pas de ce pontificat! Nous sommes tous faillibles. (…) S’il pouvait y avoir un conflit entre la République et la liberté, c’est la République qui aurait tort».

Encore faut-il avoir l’humilité de le reconnaître. Comme le disait ces jours-ci Jean Castex à propos de la crise sanitaire: «les dérives de quelques-uns ne doivent pas porter préjudice aux efforts du plus grand nombre». Qu’il en soit aussi ainsi pour la liberté fondamentale de pratiquer l’école à la maison: France, pays des libertés, le monde entier nous regarde!

Face aux enjeux de demain et à l’omniprésence médiatique des « experts », des « spécialistes » et des « technocrates », quelle place pour les penseurs, les philosophes et les littéraires ?

« L’offre que nous représentons ne correspond plus à l’époque. » C’est par ce constat que les fondateurs de la revue le Débat, Pierre Nora et Marcel Gauchet, annonçaient la fin de la parution du bimensuel qui fut le creuset des débats intellectuels français pendant 40 ans.

Loin d’être anecdotique, cette disparition est, pour certains, emblématique du désintérêt croissant des élites pour les humanités et marque l’avènement de la polémique médiatique aux dépens de la discussion démocratique…

Faut-il néanmoins désespérer face à ce constat ou au contraire y voir un appel urgent à penser de nouvelles formes de présence et d’expression d’une élite intellectuelle ?

Polémique sur l’hydroxychloroquine et les vaccins, mouvement des gilets-jaunes, succès des « fake news » et du complotisme, taux d’abstention records, montée du populisme et des fondamentalismes, défiance des citoyens : la crise que nous sommes en train de vivre ne vise pas seulement notre système politique, elle traduit également un rejet des élites qui remet en cause les fondements de notre société.

Mais de quelles élites parlons-nous ? L’omniprésence médiatique des « experts », des « spécialistes » et des « technocrates » promeut un nouvel élitisme qui ne dit pas son nom et revendique son savoir. La crise des élites est aussi une crise des savoirs, qui remet en cause le sens de ce que l’on appelait les « Humanités ».

A l’ère de la technique, de l’instantanéité et de la surinformation, y a-t-il encore une place pour une élite de l’esprit ? Quelle formation, quelle articulation des savoirs requerrait-elle alors ? Pour quelle sagesse ?

Retrouvez la soirée passionnante organisée par Le Collège des Bernardins le 12 janvier dernier, à l’occasion du cinquantenaire des classes préparatoires du lycée de Sainte-Marie de Neuilly, en collaboration avec les étudiants, dans le cadre du cycle « Le monde a besoin de littéraires ».

Par Mar Pérezts, EM Lyon

Pour commencer, j’inviterai les lectrices et les lecteurs de ces lignes à prendre un stylo et à écrire sur une feuille « que fait la main qui écrit ? », c’est-à-dire à faire l’expérience de l’écriture de manière intentionnelle et consciente du geste.

Il est fort probable, que tout comme les étudiants plus ou moins volontaires à qui je demande de passer au tableau et de faire la même chose lors du premier jour de cours, vous ressentiez une certaine surprise, voire gêne, devant la consigne.

En effet, elle implique un effort physique qu’on fait de moins en moins, et provoque une mise en abyme : on ne se retrouve pas juste en train d’écrire quelque chose, mais quelque chose sur le geste même qu’on est en train d’accomplir. Qui plus est, c’est une question, qui nous force à nous positionner.

Alors, que fait la main qui écrit ? Bien plus qu’écrire, bien entendu.

À l’ère du digital, quand les claviers et stylets remplacent de plus en plus les crayons et stylos, la phénoménologie peut nous aider à nous interroger sur le geste d’écrire. En apparence anodin, il en dit long sur la manière dont on construit notre rapport au monde à travers nos corps. Il suscite une intention qui affirme notre existence et notre présence au monde de manière singulière.

Conscience incarnée de soi

Alors que de nombreux débats en neurosciences et en pédagogie pèsent le pour et le contre de l’écriture manuscrite et de l’écriture dactylographique, on s’arrête rarement sur les gestes mêmes. Or, poser la question « que fait la main qui écrit ? » nous y oblige. Car c’est une interrogation d’ordre phénoménologique, un courant philosophique né de figures majeures telles que Husserl ou Heidegger, et qui se focalise sur les choses telles qu’elles nous apparaissent, telles que nous en faisons l’expérience.

Avec mon collègue Éric Faÿ, avec qui j’ai approfondi notamment la phénoménologie de Michel Henry, nous avons pris l’habitude d’ouvrir la première séance de nos cours de philosophie (adressés à des étudiants de grade master d’école de commerce) avec cette question.

En demandant à quelques étudiants de passer au tableau, de choisir un feutre, et d’écrire « Que fait la main qui écrit ? », on leur demande non seulement d’éprouver consciemment le geste en leur chair, mais de diriger leur attention et leur intention vers ce geste. Car, à l’âge adulte, il est trop souvent exécuté de manière mécanique et inconsciente.

Afin de radicaliser encore plus l’expérience, on leur demande souvent de l’écrire une deuxième fois, cette fois-ci de l’autre main, qui aura moins le réflexe et l’habitude de faire le geste. Là, l’effort d’écrire à la main est éprouvé de manière plus saillante. Ensuite, en débriefant leur ressenti durant l’exercice, on fait ressortir le fait que les étudiants étaient vraiment présents au geste, toute leur attention dirigée vers le geste d’écrire, et son pourquoi.

La signature reste un geste personnel qui compte.
Pexels, CC BY

Les étudiants avaient une conscience de leur être-là, de chacun de leurs mouvements et des réflexions qui traversaient leur esprit. Bref, les étudiants avaient pratiqué sans le savoir l’epoché, ou la suspension, la mise entre parenthèses dont parle Husserl, aussi appelée réduction phénoménologique, c’est-à-dire la méthode qui nous permet une autre présence au monde.

Mais au-delà du côté provocateur de l’exercice, que nous apporte une réflexion phénoménologique sur le fait d’écrire à la main ? Elle a deux grands avantages.

  • Tout d’abord, cette approche n’enferme pas l’écriture manuscrite dans une logique binaire d’opposition et donc nous permet de la penser indépendamment de son corollaire dactylographique. On peut ainsi considérer le fait d’écrire à la main en et pour lui-même.
  • Ensuite, considérer l’écriture à la main comme phénomène à part entière nous permet de le considérer au-delà de ses implications purement neurocognitives et de prêter attention à ses dimensions anthropologiques et existentielles profondes, souvent négligées voire oubliées.

Affirmer une présence

Lorsqu’on écrit à la main, ce n’est pas que pour dire quelque chose, mais pour affirmer notre existence. C’est une façon de fixer sa présence, de se dire par l’écriture. Y compris d’un point de vue légal, il y a des documents qui ne peuvent être signés électroniquement : on doit les imprimer et les signer à la main pour qu’ils soient considérés officiels et légitimes.

Sans aller jusqu’aux excès d’une interprétation graphologique, notre écriture manuscrite nous révèle d’une certaine manière : choix de la couleur de l’encre, soin prêté à la graphie en termes de lisibilité, une certaine dimension esthétique dans le fait d’avoir une plus ou moins « belle » écriture.

Et elle nous range dans la catégorie des droitiers ou des gauchers, qui est loin d’être neutre en termes cognitifs et culturels et, à ce jour, les gauchers rencontrent toujours des discriminations, y compris en termes de matériel disponible adapté comme des ciseaux, ou des bancs d’école avec tablette d’appui latérale intégrée, uniquement du côté droit).

Derrière des actes considérés comme du vandalisme, telle est aussi la raison d’être existentielle des graffitis et des prénoms marqués sur les murs, sur les troncs d’arbre ou sur les bancs de l’école. Échos contemporains des dessins de mains sur les grottes préhistoriques – antichambre de l’écriture et de l’Histoire – on grave notre présence accompagnée ou non d’une intention au monde via un message de type sentimental (par exemple « Julien aime Sophie »), idéologique (par exemple un logo anarchiste), provocateur (avec une insulte), ou créatif (dessin ou poésie dans un moment d’évasion ou d’ennui).

Une table d’écolier garde ainsi une trace manuscrite des élèves qui l’ont occupée de par le passé, elle reste le témoin matériel et silencieux des générations qui se sont succédé. La graver de ses mains est une manière de se l’approprier, de ne pas la laisser comme objet anonyme ou simple outil d’appui en classe, mais comme une matérialité où nous sommes nous-mêmes.

Cette affirmation de notre existence est soulignée par la corporalité qu’implique le geste manuscrit. L’effort qui « fait mal » pour gratter une surface qui nous résiste plus ou moins selon le matériau. L’encre qui nous tache les ongles. La pince qui nous façonne des callosités sur le doigt majeur avec le temps, gardant ainsi une trace corporelle de nos vies et de nos habitudes d’écriture, tout comme les mains du ferronnier ou du pianiste développent aussi des formes particulières.

Le graffiti comme moyen de graver une présence ?
Si vonSasson/Pixabay, CC BY

Dans certains de mes travaux, je me joins aux appels grandissants à un retour à une écriture incarnée y compris dans des textes scientifiques, ayant trop sacrifié à une prétendue objectivité de la science devant passer par une écriture désincarnée, plate et stérile où l’on oublie le rôle des corps et en particulier des doigts dans une écriture où l’auteur doit s’effacer.

Outils et apprentissages

Ce n’est pas uniquement ce qu’on écrit, mais la manière dont on écrit qui importe. Manuscrite ou non, (et d’ailleurs, cursive ou script a aussi des impacts) l’écriture a toujours recours à un outil pour s’imprimer sur une surface. Mais le rapport corporel à l’écriture et au monde change selon l’outil. Et notre apprentissage aussi puisque le cerveau est sollicité différemment.

La scolarisation massive à domicile durant les périodes de confinement liées à la pandémie Covid-19 ont accentué le rôle déjà très influent des claviers et écrans dans l’éducation, et ce à tous les niveaux. Plus que jamais, ceux qui sont attachés à l’écriture manuscrite passent pour des ringards, inadaptés aux changements du monde contemporain.

Or, n’oublions pas que les bénéfices en termes d’apprentissage, de mémorisation par le geste d’écrire (sensorimotrice) et de compréhension (en évitant la tentation du multitasking sur ordinateur par exemple) sont reconnus dans le cas de l’écriture manuscrite.

Malgré leurs réticences devant l’interdiction des ordinateurs dans mes cours, dans mes évaluations (anonymes) en fin de semestre je retrouve souvent des remerciements d’étudiants : « on ne l’aurait pas fait de nous-mêmes, la tentation est trop grande, mais merci d’avoir interdit les ordinateurs ! ». On gagne peut-être du temps (pourvu qu’on sache taper vite) mais on retient moins…

Autre différence cruciale : effacer est nettement plus facile sur un document de traitement de texte, type Word. Plus besoin de sortir le blanc correcteur ou la gomme qui laisseront inévitablement des traces sur la feuille, des tâches dont la saleté témoigne des irrégularités mais aussi des cheminements de la pensée.

L’effort de potentiellement devoir recommencer nous oblige à peser autrement nos mots en les écrivant à la main. Il y aurait donc une vertu liée aux difficultés d’effacer l’écriture manuscrite, et qui serait perdue avec la facilité d’effacer sur écran, car encourageant d’une certaine manière une pensée plus volatile, inconséquente, courte et « tweeteable », et balayable d’un simple clic.

Inversement, annoter et souligner un passage dans un texte, est nettement plus facile et rapide avec un crayon. Ce sont des actions qui restent possibles sur écran, mais nécessitant beaucoup plus de temps et de clics, ce qui fait perdre le fil de la lecture. Donc, même lire, est différent qu’on le fasse avec un crayon à la main ou avec un stylet ou souris.

Le stylo/crayon reste d’ailleurs si influent, que certaines innovations technologiques sont tentées de reproduire la sensation d’écrire à la main sur une tablette (par exemple, PaperLike, pour iPad) avec des stylets et des films toujours plus perfectionnés (et plus chers).

La pensée s’articule différemment de par la possibilité d’écrire de ses mains. Les linguistes ne cessent de nous rappeler le lien très fort entre des éléments de nos corps et nos capacités cognitives, comme entre nos doigts et notre système de numération décimale, bien avant l’ère digit-ale.

Penser l’écriture à la main en tant que telle est au cœur des aspects négligés dans les méta-recherches sur l’écriture – qu’elle soit littéraire ou scientifique – plus focalisées sur le résultat, sur le contenu qui est écrit à propos de l’écriture, que sur l’acte et la manière d’écrire en soi. Mais la pensée est au bout de la langue comme au bout des doigts.The Conversation

Mar Pérezts, Associate professor, EM Lyon


 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Le professeur de lettres et écrivain Aymeric Patricot explique, dans une tribune au « Monde », que « le numérique reste un outil, dont l’éclat ne doit pas faire oublier la valeur de ce qu’il véhicule ».

Publié sur le site du Monde ici 

Tribune. La crise sanitaire et le confinement n’ont fait qu’accélérer la voie que prend l’éducation nationale sur le chemin du numérique. Cours à distance, documents sur fichiers, corrections sur écran, autant de pratiques acceptées dans l’urgence mais que l’institution nous incite à adopter, par petites touches, depuis des années, dans une perspective affichée de modernisation.

Je n’ai rien contre cette évolution. Non seulement je comprends l’utilité des écrans tactiles et des applications pédagogiques, mais j’ai du goût pour ces progrès. Je ne vois pas trop, après tout, quel genre de fatalité les rendrait néfastes – la télévision n’avait-elle pas, en son temps, suscité des controverses ? Dans ma vie privée, je consomme de la musique numérisée, des films sur Netflix et des jeux vidéo ; en tant qu’enseignant, j’envoie des vidéos par mail, j’organise des ciné-clubs et j’emporte mon enceinte portative pour des extraits musicaux. En somme, je ne suis pas réfractaire à l’idée que la circulation accélérée des contenus permise par le numérique relance à une échelle inédite la révolution déjà opérée par Gutenberg.

Mes infinis découpages-collages

Malgré tout, je reste curieusement réfractaire à bien des usages. Je ne me résous pas à faire lire mes élèves sur tablette ni même à projeter des documents sur le tableau. Je ne me résous pas à truffer de documents l’espace numérique de travail. A la rigueur, créer ma page où les élèves se rendraient s’ils le souhaitent pour quelques lectures complémentaires. Mais j’ai déjà du mal à avoir recours à des manuels. Non seulement les textes proposés ne correspondent pas à ceux que j’ai lus, mais je me sentirais paresseux, et même corseté par une structure proposée par d’autres.

« On aurait pu croire qu’à l’heure des visioconférences et des fichiers joints la pratique du polycopié tomberait en désuétude… »

Pire, je n’ai jamais passé autant de temps à peaufiner mes documents photocopiés. Une part conséquente de mes préparations consiste à découper des extraits de livres que je possède – je ne veux pas me contenter d’extraits sélectionnés par d’autres – et à les organiser sur des pages A4. Pour la plupart des professeurs, le fantasme n’est-il pas toujours de tirer la substantifique moelle de livres qu’ils ont le plaisir de lire, de commenter, de tenir entre leurs mains, voire de griffonner, de surligner, d’agrémenter de commentaires ?

J’ai même continué mes infinis découpages-collages à l’occasion du confinement. On aurait pu croire qu’à l’heure des visioconférences et des fichiers joints la pratique du polycopié tomberait en désuétude… Mais, après quelques cours filmés, quelques enregistrements de mes cours, j’en suis revenu à mes découpages, que je prenais en photo pour les joindre à mes mails. L’idéal aurait été d’envoyer par courrier le résultat de mon travail… Et ce n’est pas d’un scanner ou d’une caméra que j’aurais dû encombrer mon bureau, mais d’une antique photocopieuse et de ramettes A4 !

Primauté de l’œuvre

Vous me direz que le numérique offre précisément l’occasion d’ajouter des hyperliens, des couleurs, de la musique à des textes qui de cette façon gagnent en présence, se connectant à une sorte de conscience universelle et palpitante. J’aurais cependant peur, cédant à la séduction des sens et des ramifications, de perdre de vue le cœur même du métier et de cette littérature qui m’a donné la vocation : les mots, les phrases, les livres…

Alors que, attaché à mes ciseaux, distribuant avec méthode mes séries de pages noircies, je garde l’illusion – mensongère ou pas – qu’il existe une primauté de l’œuvre et qu’il vaut la peine de se concentrer sur elle, quitte à oublier qu’il existe un contexte et même un monde autour d’elle.

Je reste donc l’un de ces enseignants-artisans cumulant les volumes dans sa bibliothèque et travaillant le papier. S’agit-il de paresse ? D’inertie face au changement ? De méfiance vis-à-vis de l’image ? De goût pour les matières – bruit des feuilles, poids des volumes, crissement des ciseaux – faisant pièce à l’univers trop cérébral de la littérature ? De superstition vis-à-vis des rituels entourant la littérature, et qui paraissent détenir en eux-mêmes une part de vérité ? Un peu de tout cela sans doute, et je suis partagé sur l’interprétation – positive ou négative – à donner à ce qu’il faut bien appeler une résistance au numérique, que je ne crois pas être le seul professeur à vivre.

Deux façons de résister

Pour essayer d’y voir plus clair, je distingue désormais deux façons de résister, deux façons dans lesquelles je me retrouve en dépit de leur apparente opposition : une conservatrice et une progressiste – à vrai dire, une antilibérale de gauche.

La première consiste à préférer la tradition des beaux livres à la nouveauté des claviers, à considérer que cet amour de la technique cache un intérêt pour des méthodes alternatives perçues comme démagogues. Dans cette perspective, la dispersion numérique est comprise comme un gadget, menaçant une culture sanctifiée par le passage des ans. Cette tentation conservatrice, Hannah Arendt la décrivait dans son article « La crise de l’éducation » [paru en 1961 aux Etats-Unis], et la plaçait même au cœur du métier dans le sens où le professeur se donne avant tout pour mission de présenter à l’élève le monde tel qu’il existe, tel qu’il doit même le protéger vis-à-vis de la puissance créatrice de l’élève.

La seconde relève d’une prévention plus générale contre un certain ordre néolibéral fondé sur la circulation, la fluidité, le repérage des compétences et l’insertion de l’individu dans un réseau toujours plus serré d’optimisation des ressources. Le numérique devient l’avant-poste du monde entrepreneurial, prompt à utiliser les citoyens et à les rendre utiles à leur tour. Dans ce monde-là, l’épanouissement des personnes sert l’épanouissement du système, dans ses composantes économiques comme dans ses injonctions morales. A cet égard, tablettes et cours à distance deviennent le cheval de Troie de l’entreprise dans la forteresse humaniste.

Quel point commun partagent ces deux formes de résistance ? Sans doute la conscience que le numérique reste un outil, dont l’éclat ne doit pas faire oublier la valeur de ce qu’il véhicule. Rappelons-nous l’expression d’« exception culturelle » : elle supposait déjà l’existence d’une sphère à préserver des jeux cruels de la pure économie. Le monde de l’éducation vit perpétuellement de cette tension. On attend de lui qu’il prépare l’élève au monde professionnel – et au monde moderne en général – tout en lui fournissant l’épaisseur d’une culture humaniste. Or, on oublie parfois que ces idéaux-là peuvent être amenés à se confronter, notamment par cette question de l’usage du numérique en classe.


Cette tribune paraît dans « Le Monde de l’éducation ». 

Dans une société en profonde mutation marquée par un modèle économique vacillant, une digitalisation galopante et aujourd’hui une crise sanitaire mondiale, le métier d’enseignant devient de plus en plus complexe. Par leur investissement dans l’éducation des citoyens de demain, les professeurs se trouvent au cœur de toutes les questions vives.

Par Valérie QuittreUniversité de Liège

Face aux difficultés croissantes du métier, la grande autonomie qui a depuis longtemps marqué l’identité professionnelle des enseignants prend des allures de solitude, voire d’isolement. C’est l’un des problèmes qui a d’ailleurs été pointé suite au tragique assassinat de Samuel Paty.

Dans la société d’aujourd’hui, l’important investissement personnel des professeurs n’est plus suffisant pour leur permettre de relever seuls les nombreux défis auxquels ils sont confrontés.

Peu de mentorat

La souffrance au travail des enseignants fait souvent l’objet d’attentions. Une étude de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance de l’Éducation nationale) réalisée en 2013 montre, par exemple, que les enseignants sont plus exposés aux risques psychosociaux que d’autres cadres du privé et de la fonction publique.

En France, cette solitude est d’autant plus marquée que les enseignants ne se sentent pas du tout portés par une reconnaissance de leur profession dans la société. Avec la Communauté française de Belgique, il s’agit de l’un des systèmes éducatifs où ce déficit de reconnaissance est le plus prononcé. C’est ce que montre l’enquête TALIS.

Organisée tous les cinq ans par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), cette enquête internationale est une étude à large échelle qui donne la parole aux enseignants du premier cycle du secondaire et à leurs chefs d’établissement.

Au travers de TALIS, les enseignants, interrogés en 2018, manifestent une vision contrastée de leur métier. Ils sont attirés par les valeurs sociales et éducatives d’un métier qu’ils continuent à aimer vaille que vaille, mais leur identité professionnelle est de plus en plus éprouvée par les difficultés qu’ils rencontrent pour gérer et motiver leurs élèves.

L’enquête TALIS 2018 montre aussi qu’en France, ainsi qu’au Portugal et en Communauté française de Belgique, la gestion de la discipline est problématique : elle empiète davantage sur les temps d’apprentissage que dans beaucoup d’autres pays et représente une source de stress et de souffrance majeure pour les enseignants.

Comme l’écrit Eirick Prairat, l’indiscipline fait souffrir, elle fait souffrir physiquement et psychologiquement les professeurs. Moins souvent étudiés, le stress et le sentiment d’isolement des chefs d’établissement sont aussi perceptibles.

Les résultats de l’enquête TALIS en graphique.

À l’heure où la profession doit se réinventer, la collaboration et le partage des responsabilités sont des clés de voûte de la transformation. La construction d’une plus grande identité collective est en marche dans tous les systèmes éducatifs, à des degrés divers. En France, même si les relations entre collègues sont perçues positivement, plusieurs indicateurs mesurés par l’enquête TALIS 2018 tendent à indiquer qu’enseigner reste encore une fonction assez solitaire.

L’entrée dans le métier manque également de mesures soutenantes. Ainsi, TALIS montre qu’environ la moitié des enseignants des collèges français font leurs premiers pas dans le métier sans réel accompagnement et, pour la plupart, sans allégement de charge horaire, tel que le connaissent par exemple les Pays-Bas, le Royaume-Uni (Angleterre) ou encore l’Autriche.

Le mentorat des jeunes enseignants, bien que généralement jugé essentiel par les chefs d’établissement, est loin d’être généralisé en France : seul un tiers des enseignants dans leurs deux premières années de carrière disent être soutenus par un mentor. Cette pratique, qui consiste en une sorte de jumelage entre un enseignant chevronné et un enseignant novice, est pourtant reconnue pour faciliter l’insertion professionnelle et rompre le sentiment d’isolement des jeunes enseignants.

À l’échelle internationale, la moyenne de la France est comparable à la moyenne des pays de l’OCDE mais celle-ci cache une grande variabilité entre pays. Les pays anglo-saxons ont pour la plupart institué le mentorat enseignant tandis que les pays d’Europe latine et ceux de l’est de l’Europe peinent à l’adopter.

Cloisonnement des rôles

En cours de carrière, la formation continue des enseignants français s’inscrit surtout dans une perspective de développement individuel sous la forme de cours, de séminaires ou de conférences pédagogiques et les formations à visée collaborative telles que le coaching, les visites d’autres écoles et d’entreprises ou encore les communautés de développement professionnel sont plus rares qu’ailleurs.

Le climat de soutien et d’encouragement entre enseignants est manifeste avec plus de huit enseignants des collèges français sur dix qui estiment pouvoir compter sur leurs collègues. Toutefois, ce climat soutenant ne se traduit pas sur le terrain par de fréquentes pratiques de collaboration.

Certes, les enseignants coopèrent en échangeant du matériel pédagogique ou en discutant des difficultés ou progrès d’élèves, mais il est plus rare qu’ils travaillent en réelle collaboration afin par exemple d’établir des critères communs d’évaluation des élèves ou d’enseigner à plusieurs dans la même classe.

Depuis le cycle précédent de l’enquête TALIS en 2013, certaines formes de collaboration sont toutefois fortement en hausse, mais uniquement dans les collèges en éducation prioritaire où elles sont plus installées que dans les autres collèges. L’intensité des collaborations s’ajusterait ainsi à la hauteur des défis.

Par ailleurs, un cloisonnement des rôles transparaît encore. Ainsi, les enseignants sont représentés dans moins d’un quart des équipes de direction (23 %), mais cette représentation est toutefois en augmentation par rapport à 2013 où ils ne faisaient partie que de 16 % des équipes.

Cela ne signifie pas pour autant que les enseignants se considèrent totalement exclus des décisions à l’échelle de l’établissement mais c’est en France – et en Communauté française de Belgique – que le partage des responsabilités est le moins souvent perçu comme une culture d’établissement par les enseignants et par les directeurs.

De leur côté, les chefs d’établissement se disent surchargés et stressés par les tâches administratives et avoir peu d’occasions de s’investir dans des tâches liées à l’enseignement. C’est un peu chacun chez soi.

On le voit, un élargissement des collaborations professionnelles dans et hors de la classe s’avérerait bien nécessaire. L’enquête TALIS le confirme : dans tous les systèmes éducatifs, le travail collaboratif est corrélé à une plus grande satisfaction professionnelle et à un sentiment d’efficacité personnelle plus élevé. Et les enseignants qui ont la possibilité de participer aux décisions concernant leur établissement tendent aussi à collaborer plus intensément.

Pourtant, comme le statut d’enseignant est aussi souvent associé à une idée d’indépendance dans le cadre de la classe, la solitude peut être en quelque sorte choisie. Ainsi, malgré la solitude ressentie, les enseignants peuvent résister aux collaborations professionnelles approfondies parce qu’elles iraient à l’encontre d’une liberté pédagogique farouchement défendue.

Le développement de collaborations repose alors sur un fragile équilibre entre un cadre institutionnel y incitant et un engagement individuel et de groupe dans les établissements scolaires.The Conversation


Valérie Quittre, Chercheuse en sciences de l’éducation, Université de Liège

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

« Ne mettez pas nos enfants en télé-travail ! » Début décembre 2020, des parents d’élèves ont fait parvenir aux professeurs et à la direction des collèges de leurs enfants une étrange supplique à l’heure du tout numérique.

Cette lettre se veut la graine d’une prise de conscience, chez les enseignants et leurs directions d’établissements -malgré les « directives du Rectorat et du ministère » derrière lesquelles chacun s’abrite, d’une dérive progressive de tout notre système éducatif vers une école dématérialisée, déshumanisée et productrice de toujours plus inégalités.
.
Est-ce vraiment ce dont notre école française a besoin, à l’heure où elle brille par ses dernières places dans les divers classements internationaux ? Certainement pas….
Lire la suite

Guillaume Roquette : «La ligue des béats»Par 

On a fini par s’y habituer : classement après classement, le système éducatif français n’en finit pas de sombrer.

La dernière enquête internationale nous place désormais en 24e position (parmi les 25 pays les plus développés) pour le classement des élèves en mathématiques. Le niveau d’un collégien de quatrième est grosso modo celui d’un élève de cinquième en 1995. Et ce n’est guère plus brillant dans les autres matières.

On n’en fera pas grief à Jean-Michel Blanquer. Le ministre de l’Éducation nationale fait tout ce qu’il peut pour remonter la pente : dédoublement de classes dans le primaire, réforme du lycée, «plan mathématiques», abandon de la calamiteuse réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem…

La bonne volonté gouvernementale est évidente, mais elle ne suffira pas. Car le «mammouth» souffre de handicaps qu’aucune réforme ne pourra faire disparaître.

[…]

Car c’est l’institution elle-même qui a renoncé à son devoir d’exigence. L’égalitarisme est devenu le nom hypocrite du renoncement, selon les mots si justes de Jacques Julliard. De la raréfaction des notes à la généralisation du contrôle continu, tout est fait pour dissimuler les différences entre les élèves et les établissements: plus une tête ne doit dépasser. Quand l’enfant est placé «au centre du système éducatif», son épanouissement personnel passe avant ses performances scolaires. Et ne parlons pas de l’obéissance: il n’y a qu’en Argentine et au Brésil où l’indice du climat de discipline en classe est inférieur à la moyenne observée en France, selon une récente étude de l’OCDE.

Beaucoup d’enseignants et de chefs d’établissement se désolent de cette situation. Mais le système est totalement verrouillé par des syndicats qui refusent tout aggiornamento : les directeurs d’école ne peuvent pas choisir leurs professeurs (ils ne sont même pas leurs supérieurs hiérarchiques), les mauvais enseignants ne sont pas sanctionnés, l’autonomie des collèges et des lycées est un leurre.

Résultat, jamais les performances des élèves n’ont autant dépendu de leur milieu familial: un comble pour une institution qui ne jure que par l’égalité des chances.

Avec le confinement, la numérisation de l’école s’intensifie. Sans débat de fond, soulignent les auteurs de cette tribune, qui rappellent qu’aucune étude n’a démontré les avantages du numérique pour les apprentissages… Ne vaudrait-il pas mieux recruter du personnel éclairé que de river les enfants à des machines ?

Durée de lecture : 7 minutes

12 décembre 2020 / Les associations Lève les yeux et Nous personne

Les associations Lève les yeuxNous Personne et le collectif Surexposition écran (Cose) sont engagés contre la numérisation de l’éducation. La liste de la vingtaine d’associations signataires de leur tribune se trouve en fin de texte.


Cela fait quelques années déjà que nos dirigeants politiques voient dans les écrans l’avenir de l’éducation. Les États généraux du numérique pour l’éducation, les 4 et 5 novembre derniers, ont marqué une étape supplémentaire dans l’avancée de ce projet politique en entérinant toutes les orientations prônées par la EdTech — pour « educational technology » – sans qu’aucune voix dissonante n’y soit entendue.

Après le Plan numérique pour l’école de François Hollande, le passage aux lycées 4.0 en régions Île-de-France et Grand-Est, les tablettes distribuées par les conseils départementaux et régionaux aux élèves un peu partout, l’école élémentaire 4.0 inaugurée dans le Val-d’Oise par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, en septembre dernier, la multiplication d’écrans dès la première année de maternelle… Doit-on s’attendre à voir arriver des tablettes pour bébés à la crèche ?

Pour quelles raisons, au juste, faut-il à tout prix remplacer livres et cahiers – bientôt les enseignants ? – par des écrans ? Comme l’a bien montré la journaliste et essayiste Naomi Klein, une « stratégie du choc » est à l’œuvre de la part des entreprises du numérique à l’heure de la lutte contre le Covid-19. Le confinement et l’enseignement à distance ont donné un formidable coup d’accélérateur à un projet déjà bien pensé, mais encore peu osé.

Pourtant, un nombre chaque jour croissant de parents, d’enseignants et autres personnels de l’Éducation nationale découvrent avec effroi les effets néfastes de la surexposition aux écrans et refusent que l’école républicaine ne se transforme, elle aussi, en kaléidoscope géant, après nos maisons, nos gares et nos rues. Nos associations se font ici l’écho de ce refus, exprimé à travers deux courriers adressés au gouvernement, aux présidents d’exécutifs locaux et à l’ensemble des parlementaires, restés à ce jour quasi lettres mortes [1].

Les effets délétères de la surexposition aux écrans sont pourtant prouvés

Aucune étude indépendante n’est parvenue à démontrer un effet positif du numérique sur les apprentissages, bien au contraire : l’étude Pisa, de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), réalisée en 2015, révèle que les pays qui ont le plus bas niveau scolaire sont ceux qui utilisent le plus les outils numériques. Ô surprise, les humains transmettent mieux le savoir que les écrans.

Les effets délétères de la surexposition aux écrans sur la jeunesse sont constatés partout.

En outre, les effets délétères de la surexposition aux écrans sur la jeunesse sont constatés partout et également documentés par plus de 1.500 études internationales : troubles de l’attention, du sommeil, des apprentissages, retard de langage, troubles cognitifs, intolérance à la frustration, baisse de l’empathie, violence, cyber-harcèlement, isolement, dépression [2]… L’école doit-elle contribuer à augmenter le temps d’écran, déjà supérieur à la moitié du temps éveillé pour une majorité de collégiens et lycéens ou au contraire offrir un havre de déconnexion ?

Aux États-Unis, dans 45 États sur 50, les enfants n’apprennent plus à écrire

Ce drame sanitaire et éducatif immédiat est aussi une aberration politique à long terme. Comment concilier les ambitions écologiques indispensables à l’heure du réchauffement climatique et l’achat massif d’objets polluants lors de leur fabrication et de leur utilisation ? Pour rappel, le numérique représente, d’après le Shift Project, groupe de réflexion sur la transition énergétique, 3,7 % du total des émissions de gaz à effets de serre. Soit davantage que le secteur aérien [3] – un chiffre en hausse constante, alimenté par la numérisation de l’éducation.

L’argent public dépensé dans des tablettes – près de 2,3 milliards d’euros depuis 2013 [4] –, obsolètes tous les trois ans, ne serait-il pas plus utile, par exemple, dans le recrutement de personnel ou la réparation des écoles vétustes ?

L’argent public dépensé dans des tablettes ne serait-il pas plus utile dans le recrutement de personnel ou la réparation des écoles vétustes ?

Toutes ces raisons poussent de plus en plus de parents d’élèves à retirer leurs enfants de l’enseignement public pour les inscrire dans des établissements privés sans écrans, accentuant ainsi les inégalités sociales. Un phénomène déjà bien ancré aux États-Unis, où les parents de la Silicon Valley paient l’éducation Waldorf sans écran tandis que, dans le public, on n’apprend même plus à écrire dans 45 États sur 50. C’est pourquoi certains territoires français, à l’instar du Loiret, font marche arrière et retirent l’équipement numérique destiné aux enfants.

Une farce démocratique, dans le déni du principe de précaution

Comme pour la 5G, imposée en France en dépit des dangers de l’exposition aux ondes et du coût écologique, qui rendent une majorité de Français sceptiques, c’est la stratégie du bulldozer qui est adoptée. Dans la « voie unique vers le progrès » justement dénoncée par Bruno Latour, l’opposition au « numérique éducatif » est niée. Elle n’a pas été conviée à des États généraux qui rassemblaient avant tout la EdTech et ses promoteurs publics, et dont on se demande bien ce qu’ils avaient de « généraux ».

Comme pour la 5G, le gouvernement confond « révolution » et « putsch », en imposant par le haut des décisions arbitraires au seul profit de secteurs industriels, et dans le déni complet de l’élémentaire principe de précaution et de souci du bien commun.

Nos associations veulent encore croire en l’école publique, gratuite et de qualité, qui ouvre les esprits au lieu de les formater, en la lecture approfondie de textes et en l’écriture manuscrite, alliées de la mémoire, de la réflexion et de l’intelligence. Elles veulent encore croire en une école au sein de laquelle le savoir est transmis non par des machines et des algorithmes, mais par des humains, libres et éclairés.

Liste des associations signataires :

  • Lève les yeux !
  • CoSE (Collectif Surexposition Écrans)
  • Collectif Nous Personne
  • TECHNOlogos
  • Edupax
  • Adikphonia (Journées mondiales sans portable)
  • Halte à l’obsolescence programmée (HOP)
  • Alerte Écrans
  • Sciences critiques
  • Green IT
  • Collectif Parents unis contre les smartphones avant 15 ans
  • AFCIA (Association française contre l’intelligence artificielle)
  • Priartem (pour rassembler, informer et agir sur les risques liés aux technologies électro-magnétiques)
  • Enfance-Télé : danger ?
  • Etikya (pour un web plus éthique)
  • Attention D.É.F.I.(Attention Dangers Écrans Formons Informons)
  • LACUNE (L’Association Contre l’Utilitarisme et le Numérique Éducatifs)
  • Chevaliers du web
  • Collectif du Vallon (Aveyron) d’information sur les objets connectés et champs électromagnétiques artificiels
  • Collectif Défense 38 Éducation
  • Collectif Écran total – pour un usage raisonné et responsable du
    numérique dans l’éducation (de Nancy, 54)

Pour les associations désirant signer la pétition Et si l’avenir de l’éducation ne passait pas par les écrans ?, c’est ici.


[1Seul le cabinet du ministre de l’Éducation nationale a daigné nous répondre et nous attendons une date de rendez-vous.

[2Ces études sont accessibles sur le site du collectif Cose ou dans l’ouvrage La Fabrique du crétin digital, de Michel Desmurget (Seuil, 2019).

[3Elle serait de 2,5 % aujourd’hui, selon le Réseau action climat.

[4Selon le rapport de la Cour des comptes de 2019, « Le service public numérique pour l’éducation » (dépenses de 2013 à 2017).