Actualités

La rentrée scolaire s’effectue dans un contexte d’incertitude. En fonction de l’évolution de l’épidémie de Covid-19, les directives, voire les organisations d’apprentissage, peuvent changer du jour au lendemain. Beaucoup aimeraient avoir du temps pour se retourner, et réclament des consignes qui seraient aussi claires qu’indiscutables.

La philosophie est incapable d’apporter directement des réponses opératoires à de telles demandes. Mais elle peut offrir des perspectives pour donner du sens à une rentrée particulièrement anxiogène, autour de quatre concepts clés.

L’activité, avec Alain

Le philosophe Alain, dans ses Propos sur l’éducation, plaide pour une école active. Quelles que soient les modalités d’accueil des élèves, et de travail scolaire, plus ou moins imposées par les circonstances, il ne faut jamais perdre de vue qu’on vient à l’école pour apprendre, et que cela exige que l’on soit actif.

L’un des effets positifs du confinement aura été de donner sa pleine visibilité à cette dimension essentielle du « métier d’élève ». Dans le processus enseignement/apprentissage, l’enseignant n’est que celui qui crée les conditions permettant aux élèves d’exercer de façon fructueuse leur activité d’appropriation des contenus.

À côté de nombreux inconvénients, le « distanciel » a un grand mérite, celui de contraindre à se centrer, non sur la qualité du discours des enseignants, mais sur ce que doivent faire ceux qui apprennent. « Il faut », écrivait Alain, « mettre en leurs mains leur propre apprentissage » :

« Les cours magistraux sont temps perdu… On n’apprend pas à dessiner en regardant un professeur qui dessine très bien. On n’apprend pas le piano en écoutant un virtuose. De même… on n’apprend pas à écrire et à penser en écoutant un homme qui parle bien et qui pense bien. Il faut essayer, faire, refaire, jusqu’à ce que le métier rentre, comme on dit. »

L’autorité, avec Hegel

Toutefois, mettre l’accent sur l’activité des élèves, n’est-ce pas dévaloriser les maîtres ? À une époque où le pays traverse une « crise d’autorité », il pourrait être désastreux que l’éducation, venant peindre « sa grisaille dans la grisaille », exacerbe cette crise. Car l’autorité est une nécessité, ce que Hegel nous invite à comprendre.

En tant que pouvoir de se faire obéir sans employer la force, l’autorité est toujours paradoxale. Elle n’existe que si elle est acceptée, c’est-à-dire considérée comme légitime par ceux sur qui elle s’exerce. Ce n’est donc pas le pouvoir qui confère de l’autorité, mais l’autorité qui confère du pouvoir. C’est bien en une telle « force » excluant la force que consiste l’autorité éducative, dont les maîtres de 2020 doivent, plus que jamais, faire preuve.

Selon Hegel, dans ses Textes pédagogiques, il se s’agit pas d’« exiger une obéissance à vide pour l’obéissance même », ni d’« obtenir, par la dureté, ce qui réclame simplement le sentiment de l’amour, du respect, et du sérieux de la chose ». Obéissance à vide et dureté seraient la marque d’une « erreur répressive ».

Or, l’éducation doit éviter deux erreurs opposées : l’erreur répressive, et l’erreur laxiste. L’erreur répressive est marquée par la négation de la liberté au nom de l’autorité. L’erreur laxiste consiste, symétriquement, à nier l’autorité au nom de la liberté.

Pour Hegel, la pire des erreurs est l’erreur laxiste. L’activité de celui qui apprend, et qui est donc essentielle, s’exerce dans le cadre construit par le maître, et sous son contrôle. Si ce cadre et ce contrôle font défaut, il est impossible de permettre aux enfants et aux adolescents de s’élever.

La valeur, avec Kant

Pour Hegel, il est plus difficile d’élever ses enfants que de les aimer. Mais les élever vers quoi ? C’est tout le problème de ce que Kant désigne comme un « idéal régulateur ». Dans un moment historique marqué par une certaine « fatigue démocratique », et alors qu’on ne sait plus à quelle valeur se vouer sans être prisonnier d’un dogme communautaire, il est salutaire de comprendre, avec Kant, que la valeur est à rechercher en chacun d’entre nous.

Il est salutaire de comprendre, avec Kant, que la valeur est à rechercher en chacun d’entre nous de Juan Pablo Serrano Arenas provenant de Pexels, CC BY

Dans sa Critique de la raison pure, Kant écrit que chacun a, « dans sa propre tête », une « idée de la vertu » qui sert d’« archétype » pour juger ses actions. Cette idée s’incarne sous la forme d’un modèle d’« homme divin que nous portons en nous », et qui sert de « prototype… auquel nous nous comparons pour nous juger et pour nous corriger ».

Cet idéal est régulateur en ce qu’il fournit à la raison « une mesure qui lui est indispensable, puisqu’elle a besoin du concept de ce qui est absolument parfait dans son espèce pour apprécier et pour mesurer, en s’y référent, jusqu’à quel point l’imparfait se rapproche et reste éloigné de la perfection » (ibid).

Chacun peut donc trouver, en lui, la réponse à la question « qu’est-ce qui vaut vraiment pour l’homme ? » À condition de s’interroger sérieusement sur ce qui donne, non pas « un », mais « du » prix, à sa propre vie, comme à celle de tout autre être humain.

Ainsi, la transcendance de la valeur ne doit pas être recherchée hors de l’homme. Elle est inhérente à sa personne. Elle se découvre dans l’exigence de la raison, qui est de vivre selon la valeur. C’est la présence en chacun de cette exigence que l’éducation a pour mission de faire découvrir, et pour devoir d’en permettre l’accomplissement.

La vertu, avec Spinoza

Dans la préface de la quatrième partie de son Éthique, Spinoza, anticipant sur Kant et l’idée de l’homme divin que nous portons en nous, observait déjà que, si le bon et le mauvais « ne sont rien d’autre que des manières de penser », nous devons cependant « conserver ces mots », car « nous désirons former une idée de l’homme qui soit comme un modèle de la nature humaine placé devant nos yeux ».

C’est ce modèle qui permet de définir le bon et le mauvais. Mais peut-on cerner plus précisément la capacité à saisir et à faire le bon qu’est la vertu, et qui devrait donc être la fin de toute éducation, surtout en période d’incertitude ? Spinoza définit la « vertu » comme « puissance », termes par lesquels il entend « la même chose » (Éthique, IV, définition 8). Car, pour lui, « de par son être, chaque chose s’efforce de persévérer dans son être ». L’effort de persévérance est l’essence même de la chose : « L’effort (Conatus) par lequel chaque chose persévère dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose »).

La puissance ou effort pour persévérer dans son être étant l’essence même de la chose, on comprend que la seule réponse possible à la question de savoir ce qui donne du prix à la vie humaine, et constitue le fondement de toute valeur, est le fait d’être un être humain, vivant, et libre, parmi les autres êtres humains. Ici, les impératifs de santé rejoignent des impératifs d’ordre éthique.

Toute éducation doit préparer au bonheur, d’autant plus que l’air du temps est au repli sur soi, à la peur, à la tristesse, voire à la haine. Par-delà tous les problèmes d’ordre matériel ou organisationnel posés par cette rentrée par temps brumeux, il importe de ne jamais perdre de vue qu’être utile à la personne humaine, c’est d’abord, et essentiellement, lui permettre de survivre, et de se développer. Précisément, pour Spinoza, « le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être ».The Conversation

Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

A galvauder le Bac, en le nivelant par le bas à tel point que plus de 80% d’une promotion l’obtient, ce sésame n’a plus aucun sens -surtout en 2020….

En lui laissant sa dimension sélective, tout en valorisant de façon extrêmement forte les filières « sans Bac », la Suisse a montré que l’essentiel n’est pas « d’avoir ou non le Bac », mais bien de pouvoir choisir des études adaptées aux talents et aux attentes des élèves, capables de nourrir intellectuellement tous les élèves tout en les préparant efficacement à la vie active.


Débat : La Suisse, ce pays où la réussite sociale n’est pas déterminée par le bac

Richard-Emmanuel Eastes, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) et Yves Rey, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)

Outre un excédent budgétaire récurrent, un taux de chômage insignifiant et des salaires élevés en comparaison internationale, la Suisse est également le pays qui présente le plus fort taux de prix Nobel scientifiques par habitant. Si c’est en général à la robustesse de ses banques que l’imaginaire populaire attribue ces succès (et à son secret bancaire dont il est toutefois bon de rappeler qu’il n’est plus effectif depuis 2018), cette idée préconçue en masque très probablement les autres origines potentielles. À commencer par son étonnant système de formation… qui ne conduit que 40 % d’une classe d’âge à l’obtention d’un baccalauréat.

La Suisse promeut en effet une formation professionnelle initiale forte : plus de deux tiers des jeunes y optent pour un apprentissage qui leur permettra d’entrer dans la vie active, puis d’évoluer grâce à de nombreuses passerelles vers l’ensemble de la formation professionnelle supérieure.

Examen de « maturité »

L’enseignement supérieur suisse distingue d’une part les écoles et examens relevant de la « formation professionnelle supérieure » (tertiaire B), et d’autre part les « hautes écoles » (tertiaire A). Ces dernières comprennent les hautes écoles universitaires HEU (les universités), les hautes écoles pédagogiques HEP (qui forment les enseignants) et les hautes écoles spécialisées HES.

Lire la suite

« La crise a montré la nécessité d’apporter de la flexibilité à un système éducatif qui n’en a pas »

Évolution de l’école et du métier d’enseignant, rôle des parents, individualisation des apprentissages, etc. : quels enseignements pour l’école tirer de la crise sanitaire ? « Le Monde » a posé la question à Alain Bouvier, ancien recteur et rédacteur en chef de la « Revue internationale d’éducation de Sèvres ».

Propos recueillis par  Publié le 19 mai 2020, retrouvez l’article sur le journal Le Monde ICI.


Ancien recteur, rédacteur en chef de la Revue internationale d’éducation de Sèvres et professeur associé à l’université de Sherbrooke (Canada), Alain Bouvier est un observateur attentif du système éducatif français, qu’il côtoie depuis longtemps. Son dernier ouvrage, Propos iconoclastes sur le système éducatif français (Berger Levrault, 2019), ne lui a pas valu que des amis dans la « corporation » enseignante et chez les « statuquologues », comme il dit. Dans le cadre des Discussions du « Monde de l’éducation », Le Monde lui demande quels sont, selon lui, les enseignements pour l’école à tirer de la crise sanitaire.


En 2009, en pleine épidémie de grippe H1N1, vous évoquiez, dans une interview au « Monde », un système éducatif « individualisé, empirique et non régulé » en cas de fermeture généralisée des écoles. Ce ne fut pas le cas. Ce moment est-il advenu aujourd’hui, selon vous ?

A l’époque, nous étions dans le contexte d’une possible pandémie de grippe A. Cette fermeture généralisée n’avait heureusement pas eu lieu. Mais l’analyse que je faisais correspond bien à ce que nous sommes en train de vivre. Pendant cette crise, l’enseignement formel pour tous, par un professeur suivant le programme officiel en présentiel dans sa classe, a de fait disparu au profit de propositions pédagogiques diverses, parfois innovantes, parfois moins, à distance, plus individualisées et moins encadrées. Les familles s’en sont saisies différemment selon les milieux…

Cette fragmentation sans précédent du système éducatif s’incarne aujourd’hui dans les modalités de « retour » à l’école. Les réouvertures d’établissement s’étalent sur plusieurs semaines. Les familles ont le choix de renvoyer ou non leur enfant à l’école. Et selon quatre modalités différentes de scolarisation : tout présentiel, distanciel et présentiel, tout distanciel, et enfin un temps partagé entre les cours et les nouvelles activités périscolaires « 2S2C » (sport, santé, culture, civisme)…

Mais l’individualisation dont vous parlez est exceptionnelle, dans un contexte qui l’est tout autant. Quels peuvent en être les effets à long terme sur l’école ?

Il est bien sûr impossible de dire ce qui restera de ce fonctionnement inédit après la crise. Mais cette situation pose la question des finalités que l’on donne à l’école. Est-elle là, comme certains le défendent, pour son rôle social, pour construire du vivre-ensemble et une culture collective, découvrir l’autre, etc. ? Ou bien sa mission est-elle de se mettre au service de la réalisation des projets de chacun et chacune, individuellement ? Je crois que la crise réactive ce débat historique, dans la mesure où la mission sociale de l’école a été, un temps au moins, mise en difficulté par la fermeture des établissements…

Au-delà de cette question, il est possible que le rôle des familles et le trio « enseignants-élèves-parents » sortent renforcés de la crise. Par la force des choses, l’école française, qui a historiquement mis à l’écart les familles, a dû s’ouvrir aux parents comme jamais, et vice-versa. Je me réjouis de voir que, grâce à cette crise, les apprentissages des élèves ont été mis sur la table de façon visible pour les familles. Les enseignants, souvent habitués à travailler dans le huis clos de leur salle de classe, ont été obligés d’« ouvrir leur porte ». Espérons qu’ils y auront trouvé du plaisir pour continuer à le faire, après la crise, auprès de parents qui s’y seront un peu habitués.

Selon vous, quels sont les autres effets de la crise sur le métier d’enseignant et son image auprès des Français ?

Elle a permis de voir que l’accompagnement des élèves est aussi important que l’enseignement qui leur est donné, et donc mis en avant le rôle pédagogique central à côté des enseignants des autres accompagnants que sont les parents, les CPE, etc. Et la nécessité d’échanger avec les autres professeurs pour partager des pratiques pédagogiques. La crise a donc montré que la pédagogie ne peut être qu’un travail d’équipe. Mais aussi que l’apprentissage doit être en partie individualisé, alors que cela est nié par une partie de la profession depuis cinquante ans, qui explique qu’il n’y a d’apprentissage que collectif, avec la « dynamique » d’un groupe, etc. La situation a prouvé que les deux approches sont complémentaires.

Quant à l’image du métier auprès des Français, si celle-ci s’est détériorée progressivement depuis quarante ans, c’est justement car ce métier n’est pas assez connu, tout étant fait pour qu’il ne le soit pas. Aujourd’hui, c’est peut-être un peu moins le cas qu’il y a deux mois…

Quelles sont selon vous les évolutions souhaitables de l’école après cette crise ?

Cette crise a une nouvelle fois montré la nécessité d’apporter de la flexibilité à un système éducatif qui n’en a pas, entre autres à cause du rôle de ceux que j’appelle les « statuquologues » (certains syndicats, la technocratie intermédiaire de l’éducation nationale, etc.). J’observe d’ailleurs que ceux-ci ont observé une relative « trêve », au moins au début du confinement. Les enseignants ont une nouvelle fois montré que lorsque le cadre se desserrait un peu, ils étaient capables, au moins pour une partie d’entre eux, d’innover et de bien faire leur métier, sans que celui-ci n’ait besoin d’être corseté par une multitude de circulaires tatillonnes arrivant à cadence renforcée de l’administration centrale.

On pourrait donc imaginer, aujourd’hui plus qu’hier, et même si une partie de la corporation n’y est pas favorable, des modes de fonctionnement avec plus de flexibilité et de responsabilité au niveau local, pour les chefs d’établissement et les enseignants. L’école de demain devra faire sa place aussi à une diversité des formes de scolarisation, pour développer des modèles « hybrides » combinant, de manière plus organisée que pendant la crise, temps de classe et travail à distance, comme cela existe dans d’autres pays. Et ce afin de ne pas laisser cette souplesse aux seules structures privées, qui proposent aussi leurs services aux familles.

Les semaines qui viennent, ainsi que la rentrée de septembre, seront déterminantes pour juger de la pertinence des solutions proposées pour faire face à la crise. Est-ce qu’on cherchera immédiatement, en fonction des succès ou des échecs, à revenir à l’uniformisation qui prévalait avant ? C’est une vraie question, qui mériterait, je crois, un débat parlementaire et un nouveau « contrat scolaire » entre les Français et leur école.

FIGAROVOX/TRIBUNE

Confinement oblige, les établissements scolaires recourent davantage aux outils numériques, ce qui augure selon certains observateurs un bouleversement de notre modèle éducatif. Charlotte Fillol invite néanmoins à la prudence et rappelle que l’éducation est avant tout une expérience sociale, et pas virtuelle.


Charlotte Fillol est experte en éducation et en Edtech et administratrice de l’Institut Sapiens.


La période est propice aux augures et autres prophètes du monde d’après. Partout, la pandémie autant que ses effets néfastes, de la crise au confinement, rebat les cartes. Rien ne sera plus jamais comme avant, et l’éducation n’échappe pas à ce tourbillon divinatoire. La révolution de l’éducation en ligne serait ainsi en marche et rien ne pourrait plus l’arrêter. Il est incontestable que la fermeture subite de tous les établissements d’enseignement a déclenché un mouvement massif vers l’enseignement en ligne, menant à la découverte ou à la redécouverte des vertus de l’internet. Pour autant, si cet engouement récent va sans doute hâter l’adoption de nouvelles méthodes d’enseignement à distance, il semble toutefois prématuré d’y voir les prémices du grand soir de l’éducation en ligne.

Ce n’est pas parce que de nombreux patients prennent d’un coup le même médicament que ce médicament est infaillible.

Et ce pour une raison simple: oui, tous les acteurs de la chaîne de valeur de l’éducation se retrouvent aujourd’hui en ligne, contraints et forcés et parfois à contrecœur ; mais cette convergence subite ne signifie pas pour autant que les multiples défis qui jusqu’à présent ont compliqué l’émergence de modèles d’éducation en ligne réellement efficaces se voient résolus, comme par miracle. En un mot et pour s’inscrire dans l’air du temps, ce n’est pas parce que beaucoup de patients prennent tout à coup le même médicament que par magie, ce médicament devient infaillible.

Il me semble que l’une des principales raisons pour lesquelles l’éducation en ligne reste un problème à résoudre plutôt qu’un remède à administrer tient au fait que d’entrée de jeu, le modèle adopté n’a pas été le bon. À la suite de l’irruption du numérique dans tous les champs de l’expérience humaine, le même schéma semblait s’appliquer à travers un nombre croissant d’industries: repérer un mécanisme à l’œuvre dans telle ou telle industrie, y injecter une solution technologique à même de simplifier et d’améliorer sensiblement le fonctionnement dudit mécanisme ; une fois la validité de la solution technologique testée et éprouvée, compter sur son efficacité pour en multiplier l’usage, et passer rapidement à l’échelle. Ce schéma-là a fait ses preuves, depuis le transport jusqu’aux applications informatiques de toutes sortes. Mais il n’en est pas moins profondément inadapté dès lors qu’il aborde l’éducation.

L’éducation n’est pas un mécanisme, un mouvement simple qu’il suffirait de numériser pour que le prodige advienne.

La raison en est simple: l’éducation n’est pas un mécanisme, un mouvement simple qu’il suffirait de numériser pour que le prodige advienne et qu’éducation il y ait. L’éducation n’est pas un produit au sens technologique du terme, un dispositif circonscrit et rationalisé, duplicable à l’infini. L’éducation est toujours un processus, par essence imparfait, qui articule une suite de mécanismes tous complexes, depuis l’admission jusqu’à la diplomation, en passant par l’indispensable mais toujours complexe relation élève-professeur. En somme, le processus éducatif dépasse de toutes parts le produit technologique. Nombreuses sont les entreprises de technologie actives dans l’éducation (EdTech) qui tentent de résoudre ce défi, en rationalisant à marche forcée chacun des mécanismes à l’œuvre pour enfin passer à l’échelle. Aucune n’y est parvenue encore.

Apprendre est avant tout un acte social, le résultat d’une confrontation et d’un échange.

Autre erreur fondamentale qui explique l’échec relatif de l’éducation en ligne: le second pilier sur lequel s’est construit le succès exponentiel de beaucoup d’applications numériques, est la désintermédiation – ou, pour être plus exact, le remplacement d’une multitude hétéroclite d’intermédiaires et d’intervenants par un seul, placé de fait au centre de l’industrie. Or ce mécanisme est lui aussi inopérant, puisque la transmission de savoir ou son avatar moderne, l’acquisition de compétences, est par essence une médiation: apprendre est avant tout un acte social, le résultat d’une confrontation et d’un échange. L’échec retentissant des Moocs, ces contenus en ligne désintermédiés dans lesquels on a cru voir l’avenir de l’éducation au début des années 2000 en est l’implacable démonstration: pour qu’éducation il y ait, il faut une relation, un lien entre celui qui enseigne et celui qui apprend, autant qu’entre ceux qui apprennent – quelles que soient les modalités de l’échange, en ligne ou pas, ce qui compte c’est l’échange.

L’épreuve de la pandémie nous offre une occasion unique.

La situation actuelle est à la fois passionnante et étrange. Pandémie oblige, l’éducation serait prête à enfin achever sa mue numérique, aiguillonnée par le recours forcé aux solutions à distance. Mais même si de plus en plus d’écoles ou d’établissements d’enseignement supérieur utilisent davantage d’outils numériques, cela ne signifie pas que pour autant que ces outils sont soudainement efficaces – en matière d’éducation il n’existe pas d’élixir miraculeux. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est repenser en profondeur les liens entre numérique et éducation, loin des modèles «disruptifs» dont l’expérience montre qu’ils ne fonctionnent pas, en replaçant au centre de la réflexion cet intangible depuis Platon: l’éducation est une expérience sociale, un échange prolongé et multiple, une conversation. L’épreuve de la pandémie nous offre une occasion unique, en bouleversant sous la contrainte les usages traditionnels: faisons donc en sorte de bâtir une éducation en ligne raisonnée et efficace, plutôt qu’un simple placebo.


Tribune de Serge Pouts-Lajus

Pour Serge Pouts-Lajus, du cabinet de conseil Education & Territoire, « il n’est pas impossible que le numérique soit, pour un temps du moins, mis de côté » par les enseignants et les élèves, que le confinement a brutalement obligés à « se rassembler en ligne. »


Tribune. Lorsque le numérique commença à se diffuser largement, au début des années 2000, ce fut une surprise d’observer que les enseignants et les jeunes formaient les groupes sociaux parmi les plus vite engagés dans ces nouvelles pratiques. Seconde surprise : ils le faisaient de façon séparée, c’est-à-dire chacun de son côté.

Les professeurs s’équipaient plus que d’autres et exploitaient le réseau principalement dans l’arrière-plan de leur activité : préparation des cours, création de supports, formation et surtout participation à des réseaux d’affinité pédagogique et disciplinaire qui ont fait d’Internet, en quelques années, une immense salle des professeurs délocalisée.

Dans le même temps, les jeunes se retrouvaient de plus en plus nombreux sur des messageries instantanées, des jeux en ligne, des réseaux sociaux, mais aussi des sites de documentation et de création. Deux populations, proches dans la vie réelle, étrangères dans la vie numérique. Le monde de l’éducation n’est donc pas, contrairement à ce que l’on entend souvent, rétif au numérique. Mais, sur le réseau, les uns et les autres ne fréquentent pas les mêmes quartiers.

Chez les enseignants, c’est l’asynchrone, le régime du temps décalé qui domine. A l’inverse, les jeunes optent pour le temps immédiat, synchrone. Les compétences et les habiletés se sont logiquement ajustées à leurs pratiques. Les jeunes peuvent être ainsi et tour à tour perçus comme savants ou ignorants selon qu’il s’agit de gérer un groupe WhatsApp ou d’attacher un fichier à un mail. Et il en va de même, symétriquement, avec les enseignants.

Faire numérique commun

Mais voici donc la crise du Covid-19 qui les oblige tous, avec une brutalité inouïe, à changer ces habitudes, à faire numérique commun et à se rassembler en ligne, aux mêmes endroits. Plusieurs options se présentent alors. La première repose sur des services déjà installés et notamment sur les espaces numériques de travail (ENT), plates-formes de communication de la communauté éducative, qui ont l’avantage d’être largement diffusés dans les lycées, les collèges et, depuis quelques années, dans un nombre croissant d’écoles.

Submergés et souvent défaillants aux premiers jours du confinement, les ENT ont réussi à se mettre à niveau et se sont révélés bien adaptés au besoin principal du moment : maintenir le lien entre les enseignants, les élèves et les familles.

Simultanément, d’autres services en ligne apparaissent pour soutenir la continuité éducative. Le CNED ouvre par exemple une classe virtuelle. Des offres grand public de conférences en ligne ainsi que celles intégrées dans les réseaux sociaux, réputées plus efficaces et plus accessibles que les solutions institutionnelles, permettent à de nombreux professeurs de « faire cours » ou de réunir un groupe d’élèves sur de courtes périodes.

Les grands opérateurs internationaux, Google et Microsoft, étendent également leurs services aux communautés éducatives. Il est intéressant de signaler ici l’exemple de Discord, un service initialement utilisé par les joueurs en réseau pour communiquer pendant leurs parties et que certains professeurs ont rejoint pour dispenser leur enseignement.

Rutabaga et topinambour

Dans le bilan qui sera tiré des services rendus à l’éducation par le numérique pendant la fermeture des établissements scolaires, il faudra s’intéresser à la perception des professeurs et des élèves, contraints de faire « numérique commun » à haute dose. Deux facteurs de risque soulignés par de nombreux observateurs devront être pris en compte : l’aggravation inévitable des inégalités d’origine sociale, dont les professeurs ont évidemment conscience et qu’ils auront tenté par divers moyens de contenir ; le risque de pillage de données personnelles dont pourraient se rendre coupables certains opérateurs de services proposés gratuitement.

Mais d’autres risques peuvent être évoqués, comme ceux liés à la surconsommation de numérique. Quel souvenir garderont de ces heures passées face à l’écran celles et ceux, professeurs aussi bien qu’élèves, qui auront vécu cela comme une expérience désagréable, peut-être traumatisante ? Mais surtout quel souvenir en garderont les élèves qui n’auront pas eu accès aux moyens de la continuité numérique, qui ne sauront peut-être jamais ce qui s’est joué là sans eux mais en ressentiront très vite les effets ? La fin du confinement permettra de compter plus précisément ces déçus et ces fracturés.

Les opérateurs industriels espèrent déjà avoir apporté la preuve par les faits de l’utilité du numérique éducatif, avec des habitudes installées pour longtemps. Mais ils devront aussi compter avec celles et ceux qui auront souffert, soit de privation, soit d’indigestion numérique et en sortiront avec la nausée. Le retour à la normale rappellera d’abord à tous la valeur irremplaçable du collectif et de la présence physique.

A l’occasion de cette salutaire redécouverte, il n’est pas impossible que le numérique soit, pour un temps du moins, mis de côté ; comme l’ont été le rutabaga et les topinambours par nos parents et nos grands-parents auxquels ces délicieux légumes rappelaient les mauvais souvenirs de la guerre et de l’Occupation. Dans un premier temps, les usages du numérique se rapprocheront de ce qu’ils étaient avant la fermeture des établissements. Professeurs et élèves apprécieront de réduire le temps passé avec le numérique commun et de jouir à nouveau de l’entre-soi et du numérique choisi.

Il sera temps ensuite de tirer les leçons de cette expérience unique, de poser les bases d’un nouveau numérique commun, d’imaginer de nouvelles recettes pour accommoder le numérique éducatif qui feront oublier celles du temps de la privation.


Ce texte est paru dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au Monde, vous pouvez vous inscrire à cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien.

Alors que la réouverture des établissements scolaires doit intervenir progressivement à partir du 11 mai, un collectif de plusieurs dizaines de chercheurs, enseignants, formateurs et acteurs associatifs propose, dans une tribune au « Monde », que les cours puissent aussi se faire à l’extérieur des établissements.

Publié le 27 avril 2020 dans le Journal Le Monde

La cour d’une école primaire, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 22 avril.
La cour d’une école primaire, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 22 avril. LUDOVIC MARIN / AFP

 

Tribune. Le 11 mai, les enfants auront vécu confinés deux mois. Deux mois à manquer d’air et d’espace pour la plupart d’entre eux, deux mois aussi à regarder les écrans plus que d’ordinaire. Ils étaient déjà trop sédentaires, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les voilà maintenant quasi immobiles : en France, parcs, forêts et espaces verts en général ont été interdits d’accès pendant le confinement.

Il était pourtant possible de faire autrement. Ailleurs, comme en Autriche, tous ces espaces sont restés ouverts. Pour les enfants, principalement.

Pourquoi donc vouloir les remettre à l’intérieur des classes à partir du 11 mai, quand élèves et enseignants auront passé toutes ces journées enfermés ? Comment imaginer qu’ils pourraient se réjouir d’une telle perspective ? Parmi les quelque 16 millions d’enfants et leurs parents, et le million de professeurs, beaucoup ne semblent pas avoir envie de retourner dans des salles closes, autant nids à microbes que continuité du confinement.

Promiscuité ou lien avec la nature

Et si une autre solution existait ? Qui n’impliquerait pas la poursuite du confinement, mais l’usage de nouveaux espaces d’enseignement ? Les établissements scolaires ne disposent souvent pas d’espaces suffisants à l’intérieur pour permettre le respect des distances minimales recommandées. Les classes et les espaces de circulation sont trop exigus et entraînent des densités moyennes élevées et des situations de promiscuité.

En revanche, la plupart des communes disposent d’espaces extérieurs – jardins, parcs, stades, terrains de football, forêts, etc. Et si on s’en servait pour faire classe ?

Autrement dit, comme le recommandent déjà certains élus, pourquoi ne pas faire cours dehors ? Cela aiderait à protéger les enfants, les enseignants et les familles. A l’extérieur, le renouvellement de l’air permet de réduire le risque de contagion par aérosol. Cela permettrait aussi de renforcer le système immunitaire des enfants et des enseignants, ce qui est utile en période d’épidémie.

La démarche ne serait pas seulement sanitaire. De nombreux autres pays intègrent déjà, et dans certains cas depuis longtemps, l’importance du lien avec la nature et son rôle dans le développement de l’enfant dès sa naissance, mais aussi son intérêt pédagogique. Dans des pays, parfois en tête des classements internationaux comme PISA, les enfants profitent déjà largement des bienfaits des expériences régulières dans la nature.

Ainsi, les écoles en forêt où les jeunes enfants ont classe dans un espace naturel toute l’année existent depuis les années 1950 en Europe du Nord, et leur nombre explose quasiment partout dans le monde depuis une dizaine d’années. En 2010, l’Ecosse intègre l’apprentissage à l’extérieur au programme officiel, pour les enfants de 3 à 18 ans, et au Royaume-Uni, les enseignants sont encouragés à sortir avec leur classe, et formés pour faire évoluer leur posture et tirer profit de ces nouveaux espaces.

Ces jours-ci, au Danemark, les enfants retournent peu à peu à l’école. En plus des marquages au sol, des horaires aménagés et du lavage de mains toutes les deux heures pendant une minute, beaucoup d’élèves et d’enseignants découvrent les cours en dehors de la classe (en salle de gym, dans la cour, sur le parking de l’école, dans les parcs, etc.) « En temps normal, l’enseignement en dehors des murs est déjà pratiqué mais, en cette période de Covid-19, il est vivement conseillé », expliquait récemment dans la presse Rasmus Edelberg, le président de l’association danoise Ecole et parents.

« Le contact avec la nature nous fait du bien »

La reprise scolaire doit aussi permettre à nos enfants, qui vont arriver à l’école fatigués, énervés, stressés, de retrouver un accès à des espaces où ils puissent souffler, s’apaiser et s’émerveiller. Car le contact avec la nature nous fait du bien, c’est depuis des décennies un fait scientifiquement prouvé. Il est bon pour la santé physique et psychique, et favorise le développement cognitif, émotionnel et moteur des enfants.

D’autres études ont montré qu’enseigner dans la nature était aussi particulièrement efficace pour les apprentissages scolaires. De plus, les contraintes liées au bruit et à l’espace limité s’atténuent dans des espaces moins contraints et artificialisés, et avec elles le stress des enfants et des adultes, et les comportements agressifs.

Commencer à faire classe à ciel ouvert pourra contribuer aussi à l’épanouissement des enfants, en leur offrant l’espace, le calme et les possibilités de découverte et d’émerveillement dont ils ont besoin.

Comment mettre cela en place de façon aussi rapide ? Faire bouger l’éducation nationale en deux semaines ? En faisant comme pour les transports, alors que des grandes villes (comme Paris, Milan ou New York) se préparent à créer en quelques jours des kilomètres de voies cyclables temporaires et élargissent les trottoirs afin de permettre aux piétons et cyclistes de circuler de façon efficace en limitant au maximum les risques de contagion dans les transports en commun ?

Respecter les impératifs sanitaires

Bien sûr, ces pratiques à l’extérieur devront être effectuées en respectant les impératifs sanitaires et intégrer les gestes barrières. Il est possible de faire classe dehors, quel que soit l’âge des élèves. C’est possible dans les cours de récréation, qui peuvent être utilisées comme espace d’apprentissage à part entière, comme c’est le cas chez certains voisins comme le Royaume-Uni, mais aussi quelques écoles françaises.

Il est aussi possible de faire classe à proximité de l’école, que ce soit dans un jardin, un parc, une forêt, etc. Les stades et tout autre espace public extérieur pourraient également être utilisés. Est-ce faisable ? Tout à fait.

Des centaines d’enseignants dans le public en France pratiquent déjà la classe dehors régulièrement, certains depuis plusieurs années. Leur nombre, avant la crise causée par le Covid-19, était d’ailleurs en train d’augmenter très rapidement, partout dans l’Hexagone, notamment à Pompaire (Deux-Sèvres), Laval, Rennes, Caen, Lyon, Paris, Gennevilliers (Hauts-de-Seine), etc. Et pendant le confinement, de nombreux établissements rêvaient de pouvoir s’y mettre, et enseigner à l’air libre, au soleil. Cela n’est pas interdit, c’est possible en ville comme en milieu rural, et très peu coûteux. Pour la reprise scolaire, si nous faisions la classe dehors ? C’est devenu indispensable.

Les premiers signataires : Matthieu Chéreau, essayiste, coauteur de L’Enfant dans la nature (Fayard, 2019) ; Pascal Clerc, professeur des universités en géographie, CY Cergy Paris Université, laboratoire Ecole, mutations, apprentissages ; Collectif Tous dehors France ; Dominique Cottereau, enseignante chercheuse en sciences de l’éducation à l’université de Tours et coordinatrice du réseau d’éducation à l’environnement en Bretagne ; Julie Delalande, professeure des universités en sciences de l’éducation à l’université de Caen-Normandie, chercheuse au Cirnef ; Martine Duclos, professeure des universités et praticienne hospitalière, CHU Clermont-Ferrand et université Clermont-Auvergne, Onaps ; Louis Espinassous, écrivain et éducateur nature ; Moïna Fauchier-Delavigne, journaliste, coauteure de L’enfant dans la nature ; Crystèle Ferjou, conseillère pédagogique départementale ; Isabelle Filliozat, psychothérapeute et écrivaine ; Cynthia Fleury, professeure titulaire de la chaire humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers ; Nathalie Noel, inspectrice adjointe à la Direction académique des services de l’Education nationale pour le premier degré ; Anne-Caroline Prévot, directrice de recherches CNRS et chercheuse au Cesco, Muséum national d’histoire naturelle ; Bernard Stiegler, philosophe ; Sarah Wauquiez, formatrice d’enseignants et psychologue. Retrouvez la liste complète des signataires à cette adresse.


Ce texte est paru dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au Monde, vous pouvez vous inscrire afin de recevoir cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien.


Le confinement pose de graves difficultés aux professeurs et à leurs élèves, explique le délégué général du think tank «Vers le haut» Marc Vannesson. Cette expérience démontre selon lui que la famille demeure le principal levier de la réussite scolaire.

Par  ; p

Marc Vannesson est délégué général de Vers le haut, le think tank dédié aux jeunes et à l’éducation.


FIGAROVOX.- 5 à 8 % des élèves, selon l’Éducation nationale, n’ont pas donné signe de vie à leurs professeurs depuis le début du confinement. Dans certains établissements défavorisés, cette proportion est bien plus élevée. Comment les enseignants peuvent-ils responsabiliser davantage ces élèves et ces familles?

Marc VANNESSON.- Précisons d’abord que derrière ce chiffre du ministère, il y a une part de déni: comme si, pour 95% des enfants, la «continuité pédagogique» était simplement la continuation de l’école par d’autres moyens. Dans les faits, la majorité des familles se mettent la pression pour faire au mieux avec les moyens du bord mais elles ne remplaceront pas l’école.

Pour maintenir l’assiduité, la solution de facilité, c’est «la carotte et le bâton». Le ministère de l’Éducation va user de ce levier pour les classes à examen: Jean-Michel Blanquer a annoncé que l’engagement des élèves pendant le confinement sera un critère d’appréciation des jurys d’examen au brevet et au bac. Il faudra alors prendre en compte la situation des jeunes qui ne sont pas en mesure d’être assidus en ce moment. Tout n’est pas qu’une question de volonté ; il ne faudrait pas tomber dans la rhétorique culpabilisante sur les «parents démissionnaires» ou les «élèves insouciants». Beaucoup de jeunes sont dans l’impossibilité matérielle ou psychologique de travailler.

Avec cette crise, l’école perd de fait son monopole pour quelques semaines.

Une grande partie des enseignants s’adaptent avec détermination à ces situations en inventant de nouvelles façons de travailler avec leurs élèves. Il faut s’ajuster en permanence et pour cela, des temps de partage sont indispensables, en impliquant les jeunes et les parents, pour voir les pratiques qui font leurs preuves, celles qui bloquent… Les réponses ne sont pas les mêmes partout. Cela ouvre des pistes pour une réforme en profondeur de l’Éducation nationale demain: arrêtons de croire qu’il faut tout décider depuis Paris et faisons davantage confiance aux acteurs de terrain.

De façon plus générale, pendant cette crise, il faut accepter de mobiliser différemment les enfants, en faisant feu de tout bois: projets personnels, lecture, dessin, cuisine, jeux de société, programmes éducatifs et culturels sur les écrans… Au début des années 1970, Ivan Illitch invitait à penser une «société sans école» en regrettant une forme de monopolisation de l’éducation par l’école et une déresponsabilisation du reste de la société. Avec cette crise, l’école perd de fait son monopole pour quelques semaines. Cela nous oblige à repenser notre rapport à l’éducation, à accepter qu’il y ait d’autres façons d’apprendre que de rester en cours toute la journée.

La suspension des cours pénalise principalement les élèves qui ont des difficultés scolaires et dont les familles ne s’impliquent pas, ou peu, dans le suivi des devoirs. Comment les enseignants peuvent-ils accompagner ces élèves et tenter de corriger les inégalités qui s’accroissent?

Cette crise nous fait redécouvrir une évidence que le système éducatif français prend mal en compte d’habitude: le principal levier de la réussite scolaire, c’est la famille. C’est peut-être l’occasion d’une révolution copernicienne pour l’école de la République qui, historiquement, s’est construite sans les familles, voire contre les familles. Là, on est obligé de faire avec. La difficulté est de créer du lien quand on ne l’a jamais fait avant. L’avantage, c’est qu’avec leurs enfants confinés 24h sur 24, certains parents comprennent mieux les difficultés auxquelles font face les enseignants en temps normal. Beaucoup d’initiatives existent déjà: certains enseignants appellent régulièrement les familles, pour échanger avec elles sur leurs réussites et leurs difficultés. Des associations qui proposent du tutorat pour les jeunes en difficulté essayent de poursuivre leurs actions à distance, à travers des outils numériques. Autre piste: pourrait-on communiquer massivement par SMS sur les programmes éducatifs à la télévision pour toucher les familles les plus fragiles, comme cela a été fait pour annoncer le confinement?

Les jeunes sont les premières victimes des restrictions sanitaires et de leurs conséquences.

Dans l’après-confinement, il faudra se donner les moyens d’un accompagnement renforcé pour les jeunes en difficulté. Pourtant, le risque est grand qu’avec des finances publiques exsangues, l’éducation et la protection de l’enfance passent à l’arrière-plan, derrière la priorité donnée à la santé. Ce serait une erreur et une injustice. Les jeunes sont moins touchés par le virus que leurs aînés, mais ils sont les premières victimes des restrictions sanitaires et de leurs conséquences: la mise à l’arrêt des activités éducatives ; la hausse prévisible du chômage… La solidarité intergénérationnelle qui s’exerce aujourd’hui pour protéger les plus âgés doit continuer de se manifester demain pour protéger les plus jeunes.

Sera-t-il possible de faire étudier aux élèves tout le programme? Ou cette année scolaire sera-t-elle en fin de compte une année «sacrifiée»?

Même si le ministre se félicite qu’avec la suppression des épreuves du bac et du brevet, on puisse faire cours partout jusqu’au 4 juillet, il faut être lucide: on ne va pas «rattraper le programme». Parce que le temps perdu ne sera pas totalement compensé ; et surtout, parce que, dans une même classe, les écarts se seront creusés davantage: certains élèves ayant avancé, d’autres régressé… N’est-ce pas l’occasion de sortir de ce dogme du «programme scolaire» qu’il faut faire à marche forcée, quel que soit le niveau des élèves? Plus que jamais, il va falloir faire du sur-mesure. Et si, enfin, nous proposions à chaque jeune un projet personnalisé, construit avec les parents et les enseignants, en fonction de son niveau, de sa maturité? Bien sûr, il faut garder des références nationales, comme repères indispensables pour les acteurs et comme outils de pilotage politiques. Mais le programme doit devenir un jalon, plutôt qu’un objectif en soi, qu’on «fait» pour respecter les consignes hiérarchiques…

En privilégiant le contrôle continu plutôt que l’examen traditionnel, le gouvernement va-t-il fausser les résultats du baccalauréat? La notation varie beaucoup d’un lycée à un autre…

Les élèves de la promotion 2020 auront cumulé les difficultés: réforme accélérée du lycée, du bac, Coronavirus… Ceci dit, l’année dernière, la rétention de copies par des enseignants en grève avait déjà donné lieu à des «acrobaties» des jurys pour attribuer des notes. Et au final, la valeur du bac 2019 n’a pas été gravement remise en cause. Pour rassurer les familles, rappelons quand même que le baccalauréat n’est pas un concours: il faut garantir l’équité mais on n’est pas dans une logique de classement. D’ailleurs, pour l’accès aux filières sélectives de l’enseignement supérieur via ParcourSup, le dossier de l’élève et ses notes en contrôle continu comptent déjà davantage que les notes du bac qui arrivent trop tard.

Cette situation exceptionnelle va rouvrir le débat sur l’utilité des épreuves finales du bac.

Les jurys du bac devront prendre en compte les différences de notation selon les lycées, tout comme le font déjà beaucoup d’établissements d’enseignement supérieur dans l’analyse des dossiers. Cette situation exceptionnelle va rouvrir le débat sur l’utilité des épreuves finales du bac. Faut-il ou non garder ce «rite de passage»? Mais il ne faudrait pas que ce débat masque les vrais dangers de cette crise, qui se jouent en amont du lycée: au collège et surtout en primaire. Les retards de lecture en CP feront moins de bruit que la suppression des épreuves du bac mais ils sont beaucoup plus graves!

Photo by National Cancer Institute on Unsplash — National Cancer Institute,

Les étatistes ont raison de louer l’égalité des chances et le pouvoir formidable d’émancipation de l’éducation. Une réforme libérale permettrait d’améliorer le sort de tous, au détriment de personne, apporterait du confort professionnel aux enseignants.

Par Gabriel Koiran Portier.

UN BLOC UNIFORME QUI TUE TOUTE INITIATIVE

Au moment où la réforme du lycée de Jean-Michel Blanquer laisse encore de nombreuses familles dans l’incertitude, intéressons-nous à ce qui dysfonctionne vraiment dans l’éducation française.

Pour remettre en question les a priori du débat national sur l’éducation, commençons par remarquer ce qui devrait apparaître comme une évidence pour tout libéral : l’hyper centralisation du système éducatif, dictée par une mentalité obsédée par une uniformité sans discernement, ne peut que causer le mécontentement de 90 % de la population – c’est-à-dire toutes les minorités qui n’auront pas réussi à imposer leur vision de l’éducation à toutes les autres.

La variété factice de l’offre éducative française, entre enseignement général, technologique, professionnel, CAP, et autre REP+, cache en réalité une affligeante uniformité scolaire. Les programmes et les méthodes d’enseignement sont décidés à Paris par des fonctionnaires qui ne sont pas responsables devant les citoyens et encore moins devant les élèves et leurs parents. Une caste d’inspecteurs pénalise l’innovation et le pragmatisme au nom de l’uniformité.

Les professeurs, personnels souvent très dévoués, bien qu’aveugles par intérêt ou par habitude aux possibilités de la liberté éducative, sont formés et encadrés par le proverbial mammouth, machine administrative d’une inertie à la mesure de son budget.

LE CONSTAT D’UN ÉCHEC

Après des années de dégradation des opportunités éducatives pour des millions d’élèves abandonnés à l’échec scolaire par un système scolaire étatisé, il est temps d’envisager un changement de paradigme radical.

En plus de pousser ses employés au suicide plus que n’importe quelle entreprise privée, les responsables de l’administration scolaire étant dépourvus de toute responsabilité pour leurs actes, la hausse continue des moyens donnés à l’Éducation nationale au cours des dernières années s’est traduite par une baisse irrémédiable du niveau (https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/2492222/FPORSOC16m6_F5.6_depenses-education.pdf  graphique 3). En plus de cette comparaison temporelle, une analyse spatiale révèle une corrélation inverse entre niveau de dépense et résultats des élèves.

Contrairement à ce que voudrait faire croire un discours égalitariste supposé justifier l’existence de l’Éducation nationale, le système public, la carte scolaire (il suffit de voir l’échec du transport scolaire pour comprendre qu’elle découle nécessairement d’un tel cadre) est génératrice d’inégalités et de concentration sociale. Alors que les résultats de l’Éducation nationale seraient jugés catastrophiques s’ils étaient le fait de n’importe quelle entreprise, les propagandiste de l’État louent l’égalité républicaine qu’elle permettrait soi-disant d’accomplir. On doit ce manque de bon sens à une idéologie qui exige qu’à chacun soit servi le même menu quelles que soient ses particularités, et non qu’il ait accès à un budget pour choisir sur la carte ce qui lui permettra de s’épanouir au mieux.

Comme l’a mis en évidence la théorie du choix public, toute organisation bureaucratique cherche à croître et à attirer vers elle des financements. L’Éducation nationale n’échappe pas à la règle : elle a la tendance hégémonique de vouloir se substituer aux parents dans tous les choix éducatifs.

De plus, ce qui est présenté comme une formation à l’esprit critique est en réalité un apprentissage de l’uniformité moutonnière. L’école publique enseigne la conformité aveugle à des exigences ne correspondant pas nécessairement à des facteurs d’épanouissement intellectuel ou de réussite dans la vie adulte. Alors que le passage par un système étatisé et universel pouvait être justifié au moment de l’émergence d’une république laïque et universaliste sous la IIIe République -bien qu’il se soit, rappelons-le, largement inspiré de l’enseignement religieux et notamment jésuite qui le précédait-, il est temps aujourd’hui de repenser ce modèle sclérosé, alors que la massification scolaire est à présent acquise.

COMMENT RÉPARER L’ÉCOLE ? LA SOLUTION DE LA LIBERTÉ

Qui sait quelles possibilité s’ouvriront aux enfants de France quand des parents qui n’ont rien à perdre, sinon quelques mois de la vie de leur enfant de toute façon voué à l’échec scolaire dans notre système actuel, pourront enfin se permettre de recourir aux services de quiconque proposera une méthode alternative ? Il s’agit de faire passer l’éducation privée d’un luxe à une possibilité ouverte à tous.

Les possibilités sont réellement infinies, comme en atteste la floraison de formes d’institution et de méthodes dans les domaines privés que sont l’enseignement musical ou sportif par exemple.

Il convient de ne pas adopter une vision normative consistant à dire qu’il faudrait appliquer telle ou telle solution, mais plutôt de laisser la concurrence et la motivation des parents (étouffée par le système actuel) faire leur œuvre. Autrement dit, faire confiance aux tâtonnements et aux expérimentations de multiples écoles pour sélectionner les meilleures méthodes et structures par un processus évolutif, plutôt que par de grandes réformes à l’emporte-pièce qui mettent des années à être implémentées pour être remplacées par d’autres au prochain ministère. Ce ne sera donc pas non plus une solution miracle, mais un nouveau cadre qui permettra l’épanouissement d’une immense variété de solutions différentes. Plutôt que de vouloir faire une grande réforme du système, confions son futur à l’expérience pratique des professeurs et à leur intelligence collective.

Après tout, tous les professionnels de l’éducation le savent, chaque enfant est différent. Chacun a ses particularités, ses forces, ses faiblesses, ses ambitions et ses désirs, ses facultés et ses phobies, sa manière la plus efficace d’apprendre… Chaque famille a également son envie, ses projections, son projet. L’Éducation nationale ne pourra jamais répondre à cette diversité.

LE PRINCIPE DU CHÈQUE-ÉDUCATION

Initialement popularisée par Milton Friedman, l’idée du chèque éducation est assez simple : donner à chaque famille qui retire son enfant d’une école publique un chèque annuel équivalent à ce qu’aurait coûté son éducation. La famille serait alors libre de dépenser ce chèque dans n’importe quelle école agréée selon certains critères. Loin d’être une réforme comme les autres, il s’agirait donc d’un changement radical de la logique de l’éducation.

De nombreuses expérimentations ont déjà fait leurs preuves, avec d’excellents résultats : Flandres, Chili, Suède (qui est beaucoup plus libérale que la France sur bien des aspects). Dans la ville de Milwaukee aux États-Unis, 26 % des familles y ont déjà recours, dont de nombreuses dans les quartiers les plus populaires. Dans notre pays, qui depuis les lois Ferry a une culture intransigeante de centralisation et d’uniformisation scolaire, cela ne ferait pas de mal d’essayer une voie radicalement différente.

La vieille diabolisation du privé, dénoncé systématiquement comme un égoïsme, sert hélas à tétaniser une opinion publique face à la réalité suivante : l’instauration du chèque-éducation sera une formidable égalisation des chances, en plus d’une avancée de la liberté, car aujourd’hui les plus aisés peuvent déjà se permettre de scolariser leur enfant dans une école hors contrat et donc de payer de fait deux fois, par leurs impôts et les frais d’inscription.

Cette possibilité serait désormais ouverte à tous, et ce à moindre coût : le seul surcoût serait celui des familles qui ont actuellement recours à une école privée hors contrat. Au nombre de 73 000 (primaire à université confondus) et avec un coût moyen de 10 000 euros par an, cela représenterait la maigre somme annuelle de 730 millions, à comparer aux 52,7 milliards dépensés chaque année par la seule Éducation nationale.

Ce moment passé, le coût supplémentaire initial serait plus que compensé par le gain social à terme d’une telle réforme ; encore une fois, voilà une dépense supplémentaire avec un effet levier d’amélioration potentielle gigantesque. En somme, coût marginal nul pour l’État, opportunité supplémentaire pour les parents : c’est une réforme gagnant-gagnant, dont les seuls perdants sont les intérêts privés liés au système éducatif et les idéologues d’État.

UNE APPLICATION AU CAS FRANÇAIS

Les bienfaits que la concurrence apporterait sont énormes, comme ils le sont dans presque tous les autres champs de la vie économique.

Il est en effet évident que l’éducation n’échappe pas à la règle économique qui veut que la concurrence puisse au fil du temps faire davantage avec moins de moyens, contrairement à une pensée fallacieuse hélas trop répandue qui veut que balancer plus d’argent sans discernement améliorera le sort des élèves. Assorti d’un fatalisme éducatif, cet état d’esprit généralisé attribue l’échec d’une génération à la nature des élèves plutôt qu’aux défaillances du système. De fait, les pays qui dépensent le plus ont tendance à être ceux ayant les pires résultats.

On peut suggérer que c’est parce que ce sont ceux qui ont tendance à avoir une administration bureaucratique et une sclérose des méthodes et des programmes la plus avancée : États-Unis, Belgique, France, Espagne, Autriche…

Il existe en effet des bonnes et des mauvaises manières de dépenser davantage d’argent dans le système éducatif : on peut mettre plus de moyens aveuglément, ou bien utiliser des outils financiers différents (calcul du salaire des professeurs, internats, rationalisation administrative et du personnel non-enseignant…) pour réformer en profondeur le système. L’idée que c’est en finançant davantage le mammouth qu’on aide les élèves et qu’on améliore la qualité globale de l’éducation pour les élèves français est tout simplement fausse. Cette focalisation malsaine sur le budget total se fait au détriment des résultats réels et de l’égalité des chances.

Soulignons qu’un système par chèque-éducation n’aurait rien à voir avec les actuelles écoles privées sous contrat, bien plus publiques que privées, obéissant aux programmes de l’Éducation nationale et recrutant des professeurs en tous points conformes à ceux enseignant dans les établissements publics, car formés dans le même moule. On y mettra donc fin. Elles n’ont que la particularité de pouvoir faire payer les parents pour les petits bonus d’un enseignement religieux, de différences des horaires de cours, voire de couleur des murs ou de durée de la pause de midi… Même dans l’enseignement privé hors contrat, le directeur doit avoir la nationalité européenne et enseigné cinq ans dans un établissement homologué en Europe, en plus de devoir prouver au rectorat qu’il obéit au socle commun de connaissances. En somme, aucun moyen de se libérer de la surveillance du recteur.

Ce système pourrait s’appliquer de la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur, en calculant le coût moyen d’un élève pour toutes ces tranches d’âge. Concernant l’enseignement préscolaire, il existe tellement de manières de stimuler intellectuellement un petit enfant, tant la plasticité cérébrale est élevée. Pourquoi ne pas permettre cette expérimentation, et laisser chaque parent orienter son enfant vers les activités auxquelles il répond le mieux ?

L’actuel scandale de l’électoralisme et du favoritisme dans l’attribution des places de crèches montre que l’État est un appareil au service des intérêts privés et des plus favorisés. La compétition pour un nombre de places en crèche rationné à cause de l’inefficacité des dépenses démontre mieux que tout autre exemple la pertinence dans le domaine éducatif de la formule de Bastiat, l’État, c’est la grande fiction par laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde, et l’hypocrisie des défenseurs de gauche du statu quo.

L’étatisation des décisions éducatives ouvre la voie à toutes sortes d’endoctrinements.

Que ce soit dans l’enseignement moral et civique, la manipulation des programmes d’histoire (le débat malsain entre science objective et apprentissage du patriotisme), les biais dans les programmes de sciences économiques et sociales (faut-il vraiment s’étonner que le mot libéral soit compris comme une insulte dès l’adolescence), l’éducation est instrumentalisée dans des débats sans fin où chacun essaie d’avoir le dernier mot sur l’éducation que recevra l’enfant de son voisin.

Les politiques susceptibles d’autoriser une transformation de l’ampleur du chèque-éducation savent bien qu’il n’est pas dans leur intérêt de perdre le contrôle sur la manière dont est dépensé l’argent des impôts destinés à l’éducation. Ils savent aussi qu’en perdant la maîtrise du contenu de l’enseignement, ils ne pourront plus utiliser les programmes scolaires comme arme politique et un outil de promesses démagogiques : voir les débats absurdes sur le voile à l’école, la théorie du genre, l’éducation sexuelle, les menus halal, bios et végétariens, la méthode d’apprentissage de la lecture… autant de questions personnelles qui n’ont rien à faire dans un débat de politique publique.

Et autant de questions qui ne seraient pas génératrices de conflit, si le soin d’en décider était laissé aux parents, plutôt que d’imposer une uniformité pseudo républicaine somme toute fort superficielle lorsque on voit les différences de traitement entre élèves à l’échelle de la France, et l’état de l’infrastructure scolaire. Les tensions accrues par ces polémique inévitables lorsque des millions d’enfants sont confiés à une instance centralisée sont dommageables à tous les acteurs du monde éducatif.

UN CADRE GÉNÉRAL POUR LIBÉRER LES POSSIBLES

Nombre de théories s’affrontent également sur le but de l’éducation : signal, capital humain… L’Éducation nationale est le fruit d’une superposition complexe de couches historiques et de volontés politiques, si bien qu’il devient difficile de discerner son but : orienter les élèves vers l’enseignement supérieur ? Leur donner les compétences de base pour la vie ? Les former pour le travail ? Être de bons citoyens ? Au vivre-ensemble ?

Cela devrait être le rôle des parents et des élèves eux-mêmes de décider ce qu’ils attendent de l’éducation. Il conviendrait pour cela d’instaurer à la fin de la scolarité obligatoire un diplôme de base assorti d’un test annuel attestant d’une évaluation standardisée en prévision de la sélection universitaire, en remplacement du baccalauréat devenu complètement inopérant. Un seuil minimum de progression à la réussite de ce test d’une année à l’autre pour la globalité des élèves d’un établissement privé pourrait fonder l’éligibilité pour l’encaissement de chèques éducatifs ; une telle méthode d’évaluation éviterait toute interférence trop poussée dans les programmes précis de l’enseignement et dans ses méthodes.

D’aucuns diront, à la vue des innombrables faillites et absurdités du système éducatif, qu’il conviendrait simplement de faire ceci ou cela. Mais cela nous placerait à nouveau dans ce cycle vicieux sans fin, où l’on pousse divers curseurs un peu plus dans un sens ou dans l’autre, et où personne n’est jamais satisfait par l’unique proposition collective. L’Éducation nationale resterait comme aujourd’hui ce hamster tournant éternellement dans la roue des réformes pour alimenter la dynamo de l’illusion égalitaire. En dépit de ces quelques suggestions, gardons-nous donc bien de reproduire l’erreur qui consiste à vouloir imposer des méthodes sans savoir si elles fonctionneront vraiment pour tout le monde.

Nous ne disposons évidemment pas encore de la marche exacte à suivre pour cette réforme. Il restera de nombreux détails à régler concernant l’étendue des exigences du test de fin de scolarité, l’examen des comptes et les dépenses autorisées, la neutralité idéologique et religieuse des écoles, les restrictions éventuelles sur la sélection ou la vigilance concernant la discrimination…

On peut toutefois la voir comme un régime de transition vers un état où le gouvernement n’aurait absolument plus rien à voir dans l’éducation, et où la standardisation, le maintien de l’Éducation nationale comme filet de secours, et l’attribution de chèques éducation ne seront plus nécessaires.

Utiliser l’argent public et la surveillance des fonctionnaires peut en effet apparaître comme contraire à un idéal libéral, mais peut être nécessaire comme simple outil dans une période de transition à court terme. En attendant, il convient de conserver ces composantes publiques, dans l’optique de garantir une égalité des chances qui permettra d’aboutir aux conditions nécessaires pour que cette utopie éducative libérale puisse bénéficier à tous.

LES ÉVOLUTIONS CONCRÈTES À COURT TERME

Au fur et à mesure que les écoles libres se développent et essaiment, que les essais et les échecs font fleurir un écosystème riche et divers de pédagogies et de structures, l’idée est bien sûr de voir disparaître à terme le filet de secours que sera devenue l’Éducation nationale, à mesure que toutes les familles se seront rendues à l’évidence qu’il est préférable de scolariser leur enfant dans l’une de ces nouvelles écoles.

Un deuxième chemin non moins préférable est également possible, dans lequel les politiciens finissent par se rendre compte qu’ils doivent adapter le système jusqu’à être à la hauteur de l’exigence des familles, et que la répartition des élèves entre public et privé se stabilise pour atteindre une forme d’équilibre.

Cette suggestion que l’Éducation nationale est destinée à, sinon disparaître, du moins se réduire substantiellement, fera bien sûr peur à tous les rentiers et intéressés du système. Maintenant que nous avons présenté l’idéal, il convient donc par souci de pragmatisme d’étudier quelques obstacles concrets qui pourraient faire passer une telle réforme plus aisément.

Au départ, et durant une décennie, la situation pourrait évoluer difficilement avec la fermeture de nombreuses écoles du fait de la transition des élèves, une organisation compliquée de la coordination des programmes, l’inspection des comptes pour vérifier l’absence de rétrocession des fonds aux parents… Mais elle finira par se stabiliser. Il y en aura pour tous les goûts, des écoles les plus traditionnelles aux plus expérimentales. On pourrait également envisager une période transitoire qui passerait par une simple décentralisation de l’enseignement au niveau des collectivités locales, comme c’est en grande partie le cas en Allemagne.

La question des professeurs de l’Éducation nationale et de leur statut d’emploi à vie devra également être réglée ; que deviendront-il lorsque le nombre d’élèves diminuera dans l’enseignement public ? Une fois les réticences initiales dépassées, ils seront nombreux à trouver davantage satisfaction dans la vision et le projet éducatif de tel ou tel établissement plutôt que dans le système actuel dont ils sont tout autant victimes que les familles.

À ceux qui craindraient une discrimination ou une concentration des élèves selon leur niveau, on rétorquera que la nouvelle configuration pourra difficilement être plus ségréguée que l’actuelle, basée sur la carte scolaire, disposition qu’il faut absolument dépasser. Le chèque éducation permettra aux écoles de sélectionner au mérite si elles le souhaitent et non sur les moyens et la détermination des parents à investir dans l’immobilier comme c’est le cas à  présent, et donc de couper le cordon déterministe inter-générationnel.

Certaines écoles seraient libres de pratiquer la discrimination positive, ou de s’associer sur la base d’affinités extra-scolaires, de personnalité, de religion, d’excellence dans un domaine particulier, de préparation d’une filière donnée… Finalement, un égalitariste comme Amartya Sen, chantre des capabilités comme mesure d’une bonne société, pourrait se retrouver dans cette vision, malgré la divergence nette dans les moyens utilisés pour y parvenir.

POURQUOI TANT D’INERTIE ?

La question d’une plus grande liberté de choix dans l’éducation est virtuellement absente du débat public français, du moins depuis les grands combats pour l’école libre en 1984, où il ne s’agissait néanmoins que de défendre le statu quo de l’école sous contrat. Cette situation politique est radicalement différente du cas américain où la question des school vouchers est plus ou moins connue de tous, à défaut d’être largement implémentée, à cause de notre culture de la passivité consistant à nous appuyer par défaut et malgré toutes les preuves contraires, sur un État jugé omniscient qui peine à trouver des justifications rationnelles lorsqu’il s’agit de gérer aussi directement qu’il le fait un service comme l’éducation qui pourtant n’a rien d’un monopole naturel.

Coupons court immédiatement à l’argument tant de fois ressassé que l’éducation d’un seul bénéficie à tous, et qu’il convient donc de la socialiser. Dans un débat télévisé au sujet du financement public de l’éducation supérieure, Milton Friedman a si bien réfuté cet argument applicable à tous les domaines, qu’il nous ferait déduire assez naturellement la nécessité d’une collectivisation totale de l’économie nationale  :

Friedman : Laissez-moi vous poser une question […]. La société a-t-elle bénéficié de la commercialisation par Henri Ford du modèle T ?

Jenkins : Oui, je le pense
Friedman : La société aurait-elle donc dû subventionner la production du modèle de voiture de Henry Ford ?
Jenkins : […] Bien qu’il puisse y avoir un groupe d’individus qui soient pauvres, que ces individus puissent être imposés, et que ces impôts puissent financer l’éducation de quelqu’un, ils n’y perdent pas, car la société bénéficie d’avoir un cœur de la population qui soit éduqué.

Friedman : Excusez-moi, là se trouve l’essentiel. La société a bénéficié de la production de la Ford T, et les personnes pauvres dont vous parlez ont profité du fait que Ford fasse cela. Et pourtant vous ne pensez pas que l’État aurait dû utiliser la contrainte de l’impôt pour créer ce bienfait. Quelle différence ?

Tout est dit.

Mais alors, d’où vient le blocage ? Pourquoi n’avons-nous pas encore institué un système qui ne coûterait rien de plus ni aux parents ni à la collectivité, qui serait ouvert aux riches comme aux pauvres, au régions urbaines comme rurales, au enfants de maternelle comme aux lycéens ?

Tout d’abord, l’habituelle puissance et pouvoir de nuisance gigantesque des syndicats d’enseignants du fait de leur forte qualification qui les rend difficilement remplaçables à moyen terme, et de leur position dominante du fait du monopole dont dispose l’Éducation nationale ; c’est une profession très organisée, avec une forte conscience de corps et arc-boutée sur son statut.

Les professeurs penseront, à raison, qu’après une telle réforme suivra une hémorragie de l’Éducation nationale. Nombre d’entre eux devront tracer leur propre chemin et inventer une nouvelle manière d’enseigner en rejoignant une école privée ou en créant la leur, ou encore en tant qu’indépendant. Leur salaire sera alors soumis à une pression concurrentielle, et les forces du marché leur dicteront une progression de salaire qui correspondra à l’efficacité et l’évolutivité de leurs méthodes pédagogiques et non à une grille de carrière.
D’où des slogans absurdes qui ne manqueront pas de fleurir : on veut tuer l’éducation, un enseignement au rabais, rupture de l’égalité républicaine, c’est chacun pour soi…

Les seules personnes reconnues comme professionnels de la question sont hélas celles qui ont tout intérêt à conserver le statu quo. Il est donc temps d’introduire de la diversité dans le monde éducatif. Il est normal, disons-le, que les professeurs cherchent à défendre leurs intérêts, mais collectivement il est indispensable d’apprendre à les dépasser au nom de la liberté et de l’intérêt de tous.

Concernant une crainte de la hausse des coûts administratifs du fait d’une privatisation, soulignons que l’Éducation nationale emploie déjà un agent administratif pour trois professeurs. La privatisation aura davantage tendance à inciter les établissements à réduire ce type de dépenses inutiles. Encore une fois, étant donné la possibilité pour tout parent de revenir dans le giron de l’Éducation nationale s’il estime le secteur privé non avantageux (aujourd’hui équivalent au coût d’un élève dans le public) du fait de la multiplication des dépenses de publicité et d’administration qu’est censée engendrer le privé, les écoles en abusant se trouveront bien vite éliminées.

CONCLUSION

Les étatistes ont raison de louer l’égalité des chances et le pouvoir formidable d’émancipation de l’éducation. Mais ils prétendent pour cela sauvegarder un système qu’ils considèrent égalitaire et juste.

Or, ce système échoue massivement dans les quartiers, et il est un trou financier sans fond.
Une réforme libérale permettrait d’améliorer le sort de tous, au détriment de personne, apporterait du confort professionnel aux enseignants.

Hélas, ils préfèrent leurs principes d’égalité fictive mâtinée de républicanisme aveugle à une réelle amélioration des conditions, et à un pragmatisme social soutenu par de forts principes de liberté et d’égale dignité.

Donnons à toutes les familles qui ne peuvent pas encore se le permettre la possibilité de sortir du carcan financé par leurs propres impôts, et rendons à tous les enfants victimes du sous-développement de leurs capacités l’opportunité de trouver l’enseignement qui leur convient.

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Le professeur de philosophie René Chiche dénonce la responsabilité des institutions éducatives qui ont façonné, à travers des réformes incessantes, une école française qui n’instruit plus.

«Comment des élèves arrivent jusqu’au baccalauréat non seulement en ne sachant pas s’exprimer avec clarté mais en n’ayant parfois jamais travaillé».
«Comment des élèves arrivent jusqu’au baccalauréat non seulement en ne sachant pas s’exprimer avec clarté mais en n’ayant parfois jamais travaillé». FREDERICK FLORIN/AFP

René Chiche est professeur agrégé de philosophie au lycée, vice-président d’Action & Démocratie, représentant CFE-CGC et membre du Conseil supérieur de l’éducation. Il vient de publier La désinstruction nationale (éditions Ovadia, 2019).


FIGAROVOX.- Qu’est-ce que la désinstruction nationale que vous dénoncez dans votre ouvrage?

René CHICHE.- Il fut un temps, pas très lointain d’ailleurs, où l’on quittait l’école en sachant convenablement lire et écrire, c’est-à-dire où l’école instruisait. On entre aujourd’hui à l’université en sachant à peine lire et en ne sachant pas du tout écrire. C’est un fait. Et cela est proprement stupéfiant. Comment peut-on tolérer que des générations entières passent une quinzaine d’années sur les bancs de l’école et parviennent jusqu’aux portes du supérieur en maniant leur propre langue comme s’il s’agissait d’une langue étrangère? Ce n’est d’ailleurs même pas assez dire pour qualifier le charabia dans lequel sont écrites la plupart des copies que je lis. Il y a toujours eu un petit nombre de très mauvaises copies comme de très bonnes mais désormais les copies indigentes à tout point de vue constituent la grande majorité des copies, au point qu’on juge bonnes des copies qui étaient hier seulement médiocres.

Pour qu’on comprenne bien que je ne suis pas en train de hurler à la catastrophe à cause de quelques fautes d’orthographe ou de quelques perles qu’il est si facile d’exhiber mais dont on ne peut en réalité tirer aucune conclusion, j’ai pris la peine de donner un échantillon représentatif de ces copies dans le premier chapitre, lui-même intitulé «bac à l’oréat» parce que c’est ainsi que je l’ai vu écrit une fois sur l’en-tête d’une copie d’examen. J’aurais pu en remplir dix volumes. Ceux qui liront cet échantillon comprendront alors immédiatement ce qu’est la «désinstruction»: lorsque l’institution censée prendre soin de l’esprit des jeunes gens les laisse dans un tel état de quasi-illettrisme tout en leur promettant «la réussite» matin, midi et soir, je crois que ce néologisme n’est même pas assez fort pour décrire ce qui est de la non-assistance à jeunesse en danger, affamée de lettres et de culture que l’école renonce à transmettre parce qu’un grand nombre des acteurs considère que ce sont des vieilleries inutiles. L’école n’instruit plus et laisse l’esprit en jachère.

Le problème, ou plutôt le scandale, est qu’on a interdit de dévoiler la réalité aussi bien que l’ampleur de cette désinstruction. Tous ceux qui osent soulever un coin du voile se font immédiatement rappeler à l’ordre par quelque colonel de pensée veillant à l’orthodoxie en la matière. «Les jeunes de maintenant savent d’autres choses», dit-on. Ils ont «d’autres compétences». Ah bon? Parce que la dextérité dans la manipulation du clavier virtuel serait une «compétence»? L’aptitude à baragouiner la langue de Shakespeare compenserait l’incapacité à manier passablement celle de Molière? Bien sûr que non! Ce sont des fadaises, et j’ai écrit ce petit livre pour qu’on cesse une bonne fois de nous les servir et qu’on ait enfin le courage de regarder la réalité en face. La langue est l’instrument de toute connaissance, y compris et surtout l’instrument de la connaissance de soi. On ne peut rien savoir vraiment quand le moyen de la compréhension n’est pas maîtrisé. À défaut de savoir, on apprend par cœur des cours auxquels on ne comprend strictement rien, comme je le relate par des anecdotes dont j’aurais pu là encore remplir plusieurs volumes. Or, entre croire et savoir, il faut choisir.

Quand penser devient de plus en plus difficile pour les élèves (par manque de mots, de concepts), quelles sont les conséquences à venir pour ces futurs citoyens?

Penser n’est pas difficile pour les élèves, penser est interdit. Vous savez, penser est difficile et le demeure, même pour des penseurs professionnels! Car «penser, c’est dire non!»: non à la première idée qui se présente, non à la facilité, non à l’habitude et ainsi de suite. Il ne s’agit donc pas que penser devienne facile. Il est si facile de se contenter d’à-peu-près. Or savoir à peu près lire, c’est en réalité ne pas savoir lire. Et ainsi du reste: penser approximativement, c’est adhérer à un discours et réagir à des mots comme un taureau devant le chiffon rouge.

C’est croire, et non penser. On n’apprend à penser qu’en grande compagnie. Alors oui, on doit s’inquiéter des conséquences politiques de la désinstruction, parce qu’en République, l’école est d’abord instituée non pour procurer un métier ou je ne sais quel savoir-faire mais pour qu’il y ait des citoyens dignes de ce nom, capables de juger et de critiquer. Oui, il faut s’inquiéter de ce que deviendront des élèves qui n’ont presque rien lu, qui ne connaissent Montesquieu ou Montaigne que de nom, à qui l’on apprend, en croyant bien faire, à décrypter les «fake news» pendant des heures où l’on renonce à leur apprendre les subtilités de leur propre langue. Il faut s’inquiéter du devenir de ceux que l’on a privés d’heures de français au cours desquelles ils auraient acquis la maîtrise de la langue en puisant à la source et que l’on préfère faire débattre de tout et de rien sous couvert d’un prétendu «enseignement moral et civique» qui est une forme de dressage, quand on ne va pas jusqu’à faire commenter des «tweets» en classe!

Mais la formation du citoyen n’est pas seulement intellectuelle, elle est aussi morale, et de ce point de vue encore, l’école renonce. Presque personne n’ose déplaire. Il faut non seulement aimer mais faire aimer la difficulté si l’on veut penser et se tenir debout, puisque c’est la difficulté surmontée qui fait progresser. Mais on fait tout le contraire: on cherche à intéresser au lieu d’instruire et l’on traite l’élève en consommateur, allant jusqu’à dévoyer la pédagogie pour la mettre au service de la paresse et de la désinstruction. Songez par exemple que le Code de l’éducation lui-même a banni le mot «instruction» de la loi et que la noble tâche de l’école n’est plus d’instruire, comme le voulait Condorcet, mais de garantir (oui, garantir!) la «réussite»! La belle affaire! On réclamera bientôt la réussite par pétition!

D’ailleurs on le fait déjà. On oublie toutefois que la réussite présuppose le travail, l’effort et même l’échec, duquel on apprend à se relever par persévérance, et c’est cela qui est formateur. Les professeurs sont aux premières loges de ce triste spectacle et ne cessent de dénoncer et déplorer ce fonctionnement absurde auquel tous cependant consentent ou se résignent. Un élève qui a des difficultés passera tout de même dans la classe supérieure, où ses difficultés grossiront et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elles deviennent des lacunes qui paraîtront insurmontables. On ne lui fera pas trop remontrance, de peur de le traumatiser. Il parviendra jusqu’en Terminale en ne sachant pas écrire. Il se trouve enfin des gens, même parmi les professeurs, ceux que j’appelle les militants de la désinstruction, pour justifier ce passage automatique d’un niveau à l’autre. Ils ont d’ailleurs supprimé la notion même de niveau et l’ont fait remplacer par celle de «cycle» en prétextant qu’il fallait respecter les «rythmes» d’apprentissage: voilà, entre autres choses, comment des élèves arrivent jusqu’au baccalauréat non seulement en ne sachant pas s’exprimer avec clarté mais en n’ayant parfois jamais travaillé.

Face aux «pédagogistes», existe-t-il encore des enseignants fidèles à un enseignement classique, historiquement républicain?

On ne devrait pas qualifier de «pédagogistes» ceux qui s’emploient à détourner la pédagogie de sa vocation, qui n’est pas de s’adapter mais bien d’élever. Il y a en effet une poignée de militants de la désinstruction, y compris dans le corps enseignant, mais ce qui est en cause, c’est le fonctionnement de l’institution plutôt que le rôle et la responsabilité de tel ou tel. Les «pédagogistes» sont avant tout des carriéristes. Quand on aime son métier, on le fait et on ne passe pas son temps à en parler. L’artiste puissant, dit Alain, ne parle guère.

Dans un chapitre intitulé «Les boutons de manchettes», j’explique et décris assez crûment la façon dont le professeur que vous qualifiez de «classique», c’est-à-dire «à l’ancienne» (manière de parler à la fois révélatrice et dramatique), est aujourd’hui menacé par ceux qui étaient auparavant chargés de le protéger, chefs d’établissement aussi bien qu’inspecteurs. Il faut aller sur le terrain pour observer comment les choses se passent. Les chefs d’établissement sont poussés à se prendre pour des «managers» et, pour se faire bien voir de leur propre hiérarchie, ont tendance à inciter les professeurs à faire de même. On voit ainsi proliférer une nouvelle espèce d’enseignants prompts à faire des «projets», à faire parler d’eux, à faire les intéressants. La plupart du temps, ces «projets» sont affligeants. Mais, voyez-vous, un professeur qui fait simplement son travail, qui ne fait pas de bruit, qui ne cherche pas à faire parler de lui dans le journal de la commune, est considéré par sa hiérarchie comme un mauvais professeur, voire un encombrant que l’on attend de pouvoir remplacer par un enseignant (j’emploie ce mot à dessein pour le distinguer de celui de professeur) docile, recruté par contrat, taillable et corvéable à merci.

On parle désormais de «l’équipe» pédagogique comme de «la communauté éducative»! Il y a cependant toujours des professeurs, de vrais hussards noirs, et en réalité ils le sont encore presque tous, et cela en vertu de leur mode de recrutement. Car un professeur est avant tout un intellectuel. C’est sans doute la raison profonde pour laquelle, si on veut en finir avec les hussards et les remplacer par des animateurs ou de simples assistants dans le face-à-face entre l’élève et l’écran auquel certains voudraient que ressemble dorénavant l’enseignement, on cherchera d’abord à réformer le mode de recrutement et le concours, qui fait encore la part belle à la maîtrise d’un champ disciplinaire. L’autorité morale du professeur a pour fondement son autorité intellectuelle. Et depuis toujours ceux qui font profession de penser ont pour ennemis jurés, à leur corps défendant, tous ceux qui mettent l’administration des choses au-dessus du gouvernement des hommes et du soin que l’on doit à l’esprit.

« Avant d’évaluer, l’école ne devrait-elle pas d’abord se donner pour mission d’accueillir convenablement les élèves ? », interroge Thomas Schauder, professeur de philosophie.

Publié le 19 novembre 2019 dans le journal Le Monde

Tribune. A chaque rentrée des classes, je commence par présenter la matière que j’enseigne. « Philosopher, dis-je à mes élèves, cela consiste à remettre en question quelque chose qui nous semble parfaitement normal. Par exemple : à quoi ça sert, l’école ? » Voilà une question qu’on ne se pose jamais. Nous y allons dès l’âge de 3 ans, nous y passons au moins une quinzaine d’années (beaucoup plus pour ceux qui poursuivent avec de longues études), et nous y mettons nos enfants. Mais pourquoi ?

Si je pose cette question, c’est d’abord et avant tout parce que l’institution elle-même, l’éducation nationale, ne semble plus se la poser, même lorsqu’elle s’attaque au chantier compliqué des programmes scolaires. Comme l’a déclaré au Monde l’ancien inspecteur général Roger-François Gauthier en septembre, « on [a demandé] au CSP [Conseil supérieur des programmes] de travailler sur les programmes du lycée mais sans que soit au préalable précisé ce que vise ce lycée, quelles sont ses finalités, ce qu’on attend d’un élève de terminale, outre le fait qu’il décroche le bac ».

« Les parents ne nous parlent pas de ça »

Plus récemment, dans un entretien paru dans le Journal du dimanche du 3 novembre, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer se réjouissait de la hausse du niveau des élèves de CE1. « Les parents ne nous parlent pas de ça, lui répondait sur France Info Rodrigo Arenas, le président de la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves). Ils nous parlent de la pollution, du coût du périscolaire, des absences non remplacées, d’élèves qui n’ont pas de cours depuis de nombreuses semaines, des cas de harcèlement, de violences, de nourriture à la cantine scolaire avec des cas de santé publique, des ouvertures et fermetures de classes, du coût des transports. » Avant d’évaluer, l’école ne devrait-elle pas d’abord se donner pour mission d’accueillir convenablement les élèves, condition sine qua non à leur réussite ?

L’obsession en matière d’évaluation (qui a commencé bien avant l’arrivée de M. Blanquer à son poste) a tendance à prendre le pas sur les conditions de travail des élèves et des enseignants, ainsi que sur le contenu de ce qui est enseigné : « L’école (…) se satisfait assez bien du rôle principal qui lui a été donné : répartir une classe d’âge dans différents types d’études qui mèneront vers diverses spécialités et métiers pour différentes places au sein de la société, déclare encore M. Gauthier. L’école est indifférente aux savoirs car elle assume avant tout un rôle de sélection. »

Si de nombreux professeurs choisissent ce métier pour transmettre l’amour du savoir à leurs élèves, ils se heurtent souvent à la réalité d’une institution qui se préoccupe moins d’éveiller les consciences que de mesurer des performances et d’orienter les élèves.

Dans un article paru en 2017, j’ai montré qu’il y avait un affrontement historique entre « ceux qui pensent que l’école doit se borner à transmettre des savoirs, ceux pour qui elle est d’abord un lieu de socialisation et d’acquisition des valeurs du vivre-ensemble”, et enfin ceux pour qui sa mission est de rendre les élèves aptes à accomplir les tâches qui leur seront demandées une fois adultes ».

Ces trois visions de l’école rejoignent les trois visions du travail que sont la réalisation de soi, l’intégration sociale et la nécessité de gagner sa vie. Comme le déplorait la philosophe Hannah Arendt dans La Crise de la culture (Gallimard, 1972), l’école ne constitue pas un monde à part de la société, mais une préparation à celle-ci.

Pour la majorité des gens, y compris pour les élèves, à l’école on « travaille », on se prépare au « monde du travail » et au monde tout court. Cette vision, poussée à son paroxysme, explique sans doute qu’a pu avoir lieu en 2018, à l’initiative de l’organisation Child & Youth Finance International, une « semaine de l’argent » soutenue par la Banque de France et l’Académie de Créteil et qui proposait à des élèves de 9 à 12 ans des activités telles que « J’invite un banquier dans ma classe » ou encore une convention sur le thème « Les métiers de la finance autrement ».

Inflation des procédures d’évaluation

Un autre rapprochement entre le monde du travail et l’institution scolaire, moins évident mais plus marquant peut-être, nous est fourni par le phénomène de l’évaluation : très présente à l’école pour mesurer les progrès de l’élève, elle se retrouve aujourd’hui dans toutes les sphères professionnelles.

« On ne perçoit plus un objet concret, mais un écran sur lequel s’affichent des mots, des graphiques, des chiffres, des informations abstraites, écrit le sociologue Vincent de Gaulejac, dans Travail, les raisons de la colère (Seuil, 2011). Lorsque le sens de ce que chacun produit échappe à la perception directe, on met en place des instruments de calcul pour chercher à le saisir. D’où une inflation de procédures d’évaluation qui tentent de mesurer la production. »

Contraint d’appliquer des consignes et évalué dans ses performances, le travailleur est maintenu dans une position infantile… tandis que l’enfant est poussé de plus en plus tôt dans le monde des adultes.

Ainsi, le triste constat qu’on peut faire sur le travail s’applique également à l’école : d’un côté, nous en attendons beaucoup trop, nous la chargeons de la trop lourde responsabilité de fabriquer à la fois une personne, un citoyen et un individu « employable ». Or il n’est pas possible d’éduquer, d’instruire et de former en même temps : ce ne sont pas les mêmes missions.

D’un autre côté, la société ne réclame plus de l’école ce qui était sa mission : transmettre une culture commune, un goût pour le savoir, un esprit critique. Pas seulement savoir lire, écrire et compter, mais considérer que « se cultiver » n’est pas une perte de temps.

Quel peut bien être le rôle de l’école aujourd’hui, dans ce monde où tout va trop vite, qui épuise nos forces et les ressources naturelles ? Ne devrait-elle pas, justement, valoriser le fait de prendre son temps, d’essayer, d’explorer, d’échouer ? Pour ce faire, il faudrait cesser de vouloir appliquer des programmes trop lourds, laisser aux élèves davantage de temps libre.

Dans certaines écoles en France, mais aussi dans les pays nordiques (les plus performants au classement PISA des acquis des élèves), on laisse les enfants passer beaucoup de temps dehors, on met à leur disposition un potager (le lieu du temps long !), on leur fait faire davantage de musique, de théâtre, de bricolage, etc.

Une autre condition nécessaire est la diminution du nombre d’élèves par classe, comme le prouvent les bons résultats du dédoublement des classes de CP et de CE1. Cela nécessite d’en créer de nouvelles, et de nouveaux établissements.

Faisons cela, plutôt que d’investir dans des tablettes, des écrans et des logiciels d’apprentissage, qui favorisent la sédentarité, nécessitent de la pénombre et nuisent à la concentration. Contre la société du divertissement et de l’inattention, le rôle de l’école devrait être d’apprendre aux enfants à s’ennuyer, à s’amuser à apprendre et à contempler le monde qui les entoure.

Ce texte est paru dans « La Lettre de l’éducation ».