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Le professeur de lettres et écrivain Aymeric Patricot explique, dans une tribune au « Monde », que « le numérique reste un outil, dont l’éclat ne doit pas faire oublier la valeur de ce qu’il véhicule ».

Publié sur le site du Monde ici 

Tribune. La crise sanitaire et le confinement n’ont fait qu’accélérer la voie que prend l’éducation nationale sur le chemin du numérique. Cours à distance, documents sur fichiers, corrections sur écran, autant de pratiques acceptées dans l’urgence mais que l’institution nous incite à adopter, par petites touches, depuis des années, dans une perspective affichée de modernisation.

Je n’ai rien contre cette évolution. Non seulement je comprends l’utilité des écrans tactiles et des applications pédagogiques, mais j’ai du goût pour ces progrès. Je ne vois pas trop, après tout, quel genre de fatalité les rendrait néfastes – la télévision n’avait-elle pas, en son temps, suscité des controverses ? Dans ma vie privée, je consomme de la musique numérisée, des films sur Netflix et des jeux vidéo ; en tant qu’enseignant, j’envoie des vidéos par mail, j’organise des ciné-clubs et j’emporte mon enceinte portative pour des extraits musicaux. En somme, je ne suis pas réfractaire à l’idée que la circulation accélérée des contenus permise par le numérique relance à une échelle inédite la révolution déjà opérée par Gutenberg.

Mes infinis découpages-collages

Malgré tout, je reste curieusement réfractaire à bien des usages. Je ne me résous pas à faire lire mes élèves sur tablette ni même à projeter des documents sur le tableau. Je ne me résous pas à truffer de documents l’espace numérique de travail. A la rigueur, créer ma page où les élèves se rendraient s’ils le souhaitent pour quelques lectures complémentaires. Mais j’ai déjà du mal à avoir recours à des manuels. Non seulement les textes proposés ne correspondent pas à ceux que j’ai lus, mais je me sentirais paresseux, et même corseté par une structure proposée par d’autres.

« On aurait pu croire qu’à l’heure des visioconférences et des fichiers joints la pratique du polycopié tomberait en désuétude… »

Pire, je n’ai jamais passé autant de temps à peaufiner mes documents photocopiés. Une part conséquente de mes préparations consiste à découper des extraits de livres que je possède – je ne veux pas me contenter d’extraits sélectionnés par d’autres – et à les organiser sur des pages A4. Pour la plupart des professeurs, le fantasme n’est-il pas toujours de tirer la substantifique moelle de livres qu’ils ont le plaisir de lire, de commenter, de tenir entre leurs mains, voire de griffonner, de surligner, d’agrémenter de commentaires ?

J’ai même continué mes infinis découpages-collages à l’occasion du confinement. On aurait pu croire qu’à l’heure des visioconférences et des fichiers joints la pratique du polycopié tomberait en désuétude… Mais, après quelques cours filmés, quelques enregistrements de mes cours, j’en suis revenu à mes découpages, que je prenais en photo pour les joindre à mes mails. L’idéal aurait été d’envoyer par courrier le résultat de mon travail… Et ce n’est pas d’un scanner ou d’une caméra que j’aurais dû encombrer mon bureau, mais d’une antique photocopieuse et de ramettes A4 !

Primauté de l’œuvre

Vous me direz que le numérique offre précisément l’occasion d’ajouter des hyperliens, des couleurs, de la musique à des textes qui de cette façon gagnent en présence, se connectant à une sorte de conscience universelle et palpitante. J’aurais cependant peur, cédant à la séduction des sens et des ramifications, de perdre de vue le cœur même du métier et de cette littérature qui m’a donné la vocation : les mots, les phrases, les livres…

Alors que, attaché à mes ciseaux, distribuant avec méthode mes séries de pages noircies, je garde l’illusion – mensongère ou pas – qu’il existe une primauté de l’œuvre et qu’il vaut la peine de se concentrer sur elle, quitte à oublier qu’il existe un contexte et même un monde autour d’elle.

Je reste donc l’un de ces enseignants-artisans cumulant les volumes dans sa bibliothèque et travaillant le papier. S’agit-il de paresse ? D’inertie face au changement ? De méfiance vis-à-vis de l’image ? De goût pour les matières – bruit des feuilles, poids des volumes, crissement des ciseaux – faisant pièce à l’univers trop cérébral de la littérature ? De superstition vis-à-vis des rituels entourant la littérature, et qui paraissent détenir en eux-mêmes une part de vérité ? Un peu de tout cela sans doute, et je suis partagé sur l’interprétation – positive ou négative – à donner à ce qu’il faut bien appeler une résistance au numérique, que je ne crois pas être le seul professeur à vivre.

Deux façons de résister

Pour essayer d’y voir plus clair, je distingue désormais deux façons de résister, deux façons dans lesquelles je me retrouve en dépit de leur apparente opposition : une conservatrice et une progressiste – à vrai dire, une antilibérale de gauche.

La première consiste à préférer la tradition des beaux livres à la nouveauté des claviers, à considérer que cet amour de la technique cache un intérêt pour des méthodes alternatives perçues comme démagogues. Dans cette perspective, la dispersion numérique est comprise comme un gadget, menaçant une culture sanctifiée par le passage des ans. Cette tentation conservatrice, Hannah Arendt la décrivait dans son article « La crise de l’éducation » [paru en 1961 aux Etats-Unis], et la plaçait même au cœur du métier dans le sens où le professeur se donne avant tout pour mission de présenter à l’élève le monde tel qu’il existe, tel qu’il doit même le protéger vis-à-vis de la puissance créatrice de l’élève.

La seconde relève d’une prévention plus générale contre un certain ordre néolibéral fondé sur la circulation, la fluidité, le repérage des compétences et l’insertion de l’individu dans un réseau toujours plus serré d’optimisation des ressources. Le numérique devient l’avant-poste du monde entrepreneurial, prompt à utiliser les citoyens et à les rendre utiles à leur tour. Dans ce monde-là, l’épanouissement des personnes sert l’épanouissement du système, dans ses composantes économiques comme dans ses injonctions morales. A cet égard, tablettes et cours à distance deviennent le cheval de Troie de l’entreprise dans la forteresse humaniste.

Quel point commun partagent ces deux formes de résistance ? Sans doute la conscience que le numérique reste un outil, dont l’éclat ne doit pas faire oublier la valeur de ce qu’il véhicule. Rappelons-nous l’expression d’« exception culturelle » : elle supposait déjà l’existence d’une sphère à préserver des jeux cruels de la pure économie. Le monde de l’éducation vit perpétuellement de cette tension. On attend de lui qu’il prépare l’élève au monde professionnel – et au monde moderne en général – tout en lui fournissant l’épaisseur d’une culture humaniste. Or, on oublie parfois que ces idéaux-là peuvent être amenés à se confronter, notamment par cette question de l’usage du numérique en classe.


Cette tribune paraît dans « Le Monde de l’éducation ». 

Guillaume Roquette : «La ligue des béats»Par 

On a fini par s’y habituer : classement après classement, le système éducatif français n’en finit pas de sombrer.

La dernière enquête internationale nous place désormais en 24e position (parmi les 25 pays les plus développés) pour le classement des élèves en mathématiques. Le niveau d’un collégien de quatrième est grosso modo celui d’un élève de cinquième en 1995. Et ce n’est guère plus brillant dans les autres matières.

On n’en fera pas grief à Jean-Michel Blanquer. Le ministre de l’Éducation nationale fait tout ce qu’il peut pour remonter la pente : dédoublement de classes dans le primaire, réforme du lycée, «plan mathématiques», abandon de la calamiteuse réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem…

La bonne volonté gouvernementale est évidente, mais elle ne suffira pas. Car le «mammouth» souffre de handicaps qu’aucune réforme ne pourra faire disparaître.

[…]

Car c’est l’institution elle-même qui a renoncé à son devoir d’exigence. L’égalitarisme est devenu le nom hypocrite du renoncement, selon les mots si justes de Jacques Julliard. De la raréfaction des notes à la généralisation du contrôle continu, tout est fait pour dissimuler les différences entre les élèves et les établissements: plus une tête ne doit dépasser. Quand l’enfant est placé «au centre du système éducatif», son épanouissement personnel passe avant ses performances scolaires. Et ne parlons pas de l’obéissance: il n’y a qu’en Argentine et au Brésil où l’indice du climat de discipline en classe est inférieur à la moyenne observée en France, selon une récente étude de l’OCDE.

Beaucoup d’enseignants et de chefs d’établissement se désolent de cette situation. Mais le système est totalement verrouillé par des syndicats qui refusent tout aggiornamento : les directeurs d’école ne peuvent pas choisir leurs professeurs (ils ne sont même pas leurs supérieurs hiérarchiques), les mauvais enseignants ne sont pas sanctionnés, l’autonomie des collèges et des lycées est un leurre.

Résultat, jamais les performances des élèves n’ont autant dépendu de leur milieu familial: un comble pour une institution qui ne jure que par l’égalité des chances.

Avec le confinement, la numérisation de l’école s’intensifie. Sans débat de fond, soulignent les auteurs de cette tribune, qui rappellent qu’aucune étude n’a démontré les avantages du numérique pour les apprentissages… Ne vaudrait-il pas mieux recruter du personnel éclairé que de river les enfants à des machines ?

Durée de lecture : 7 minutes

12 décembre 2020 / Les associations Lève les yeux et Nous personne

Les associations Lève les yeuxNous Personne et le collectif Surexposition écran (Cose) sont engagés contre la numérisation de l’éducation. La liste de la vingtaine d’associations signataires de leur tribune se trouve en fin de texte.


Cela fait quelques années déjà que nos dirigeants politiques voient dans les écrans l’avenir de l’éducation. Les États généraux du numérique pour l’éducation, les 4 et 5 novembre derniers, ont marqué une étape supplémentaire dans l’avancée de ce projet politique en entérinant toutes les orientations prônées par la EdTech — pour « educational technology » – sans qu’aucune voix dissonante n’y soit entendue.

Après le Plan numérique pour l’école de François Hollande, le passage aux lycées 4.0 en régions Île-de-France et Grand-Est, les tablettes distribuées par les conseils départementaux et régionaux aux élèves un peu partout, l’école élémentaire 4.0 inaugurée dans le Val-d’Oise par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, en septembre dernier, la multiplication d’écrans dès la première année de maternelle… Doit-on s’attendre à voir arriver des tablettes pour bébés à la crèche ?

Pour quelles raisons, au juste, faut-il à tout prix remplacer livres et cahiers – bientôt les enseignants ? – par des écrans ? Comme l’a bien montré la journaliste et essayiste Naomi Klein, une « stratégie du choc » est à l’œuvre de la part des entreprises du numérique à l’heure de la lutte contre le Covid-19. Le confinement et l’enseignement à distance ont donné un formidable coup d’accélérateur à un projet déjà bien pensé, mais encore peu osé.

Pourtant, un nombre chaque jour croissant de parents, d’enseignants et autres personnels de l’Éducation nationale découvrent avec effroi les effets néfastes de la surexposition aux écrans et refusent que l’école républicaine ne se transforme, elle aussi, en kaléidoscope géant, après nos maisons, nos gares et nos rues. Nos associations se font ici l’écho de ce refus, exprimé à travers deux courriers adressés au gouvernement, aux présidents d’exécutifs locaux et à l’ensemble des parlementaires, restés à ce jour quasi lettres mortes [1].

Les effets délétères de la surexposition aux écrans sont pourtant prouvés

Aucune étude indépendante n’est parvenue à démontrer un effet positif du numérique sur les apprentissages, bien au contraire : l’étude Pisa, de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), réalisée en 2015, révèle que les pays qui ont le plus bas niveau scolaire sont ceux qui utilisent le plus les outils numériques. Ô surprise, les humains transmettent mieux le savoir que les écrans.

Les effets délétères de la surexposition aux écrans sur la jeunesse sont constatés partout.

En outre, les effets délétères de la surexposition aux écrans sur la jeunesse sont constatés partout et également documentés par plus de 1.500 études internationales : troubles de l’attention, du sommeil, des apprentissages, retard de langage, troubles cognitifs, intolérance à la frustration, baisse de l’empathie, violence, cyber-harcèlement, isolement, dépression [2]… L’école doit-elle contribuer à augmenter le temps d’écran, déjà supérieur à la moitié du temps éveillé pour une majorité de collégiens et lycéens ou au contraire offrir un havre de déconnexion ?

Aux États-Unis, dans 45 États sur 50, les enfants n’apprennent plus à écrire

Ce drame sanitaire et éducatif immédiat est aussi une aberration politique à long terme. Comment concilier les ambitions écologiques indispensables à l’heure du réchauffement climatique et l’achat massif d’objets polluants lors de leur fabrication et de leur utilisation ? Pour rappel, le numérique représente, d’après le Shift Project, groupe de réflexion sur la transition énergétique, 3,7 % du total des émissions de gaz à effets de serre. Soit davantage que le secteur aérien [3] – un chiffre en hausse constante, alimenté par la numérisation de l’éducation.

L’argent public dépensé dans des tablettes – près de 2,3 milliards d’euros depuis 2013 [4] –, obsolètes tous les trois ans, ne serait-il pas plus utile, par exemple, dans le recrutement de personnel ou la réparation des écoles vétustes ?

L’argent public dépensé dans des tablettes ne serait-il pas plus utile dans le recrutement de personnel ou la réparation des écoles vétustes ?

Toutes ces raisons poussent de plus en plus de parents d’élèves à retirer leurs enfants de l’enseignement public pour les inscrire dans des établissements privés sans écrans, accentuant ainsi les inégalités sociales. Un phénomène déjà bien ancré aux États-Unis, où les parents de la Silicon Valley paient l’éducation Waldorf sans écran tandis que, dans le public, on n’apprend même plus à écrire dans 45 États sur 50. C’est pourquoi certains territoires français, à l’instar du Loiret, font marche arrière et retirent l’équipement numérique destiné aux enfants.

Une farce démocratique, dans le déni du principe de précaution

Comme pour la 5G, imposée en France en dépit des dangers de l’exposition aux ondes et du coût écologique, qui rendent une majorité de Français sceptiques, c’est la stratégie du bulldozer qui est adoptée. Dans la « voie unique vers le progrès » justement dénoncée par Bruno Latour, l’opposition au « numérique éducatif » est niée. Elle n’a pas été conviée à des États généraux qui rassemblaient avant tout la EdTech et ses promoteurs publics, et dont on se demande bien ce qu’ils avaient de « généraux ».

Comme pour la 5G, le gouvernement confond « révolution » et « putsch », en imposant par le haut des décisions arbitraires au seul profit de secteurs industriels, et dans le déni complet de l’élémentaire principe de précaution et de souci du bien commun.

Nos associations veulent encore croire en l’école publique, gratuite et de qualité, qui ouvre les esprits au lieu de les formater, en la lecture approfondie de textes et en l’écriture manuscrite, alliées de la mémoire, de la réflexion et de l’intelligence. Elles veulent encore croire en une école au sein de laquelle le savoir est transmis non par des machines et des algorithmes, mais par des humains, libres et éclairés.

Liste des associations signataires :

  • Lève les yeux !
  • CoSE (Collectif Surexposition Écrans)
  • Collectif Nous Personne
  • TECHNOlogos
  • Edupax
  • Adikphonia (Journées mondiales sans portable)
  • Halte à l’obsolescence programmée (HOP)
  • Alerte Écrans
  • Sciences critiques
  • Green IT
  • Collectif Parents unis contre les smartphones avant 15 ans
  • AFCIA (Association française contre l’intelligence artificielle)
  • Priartem (pour rassembler, informer et agir sur les risques liés aux technologies électro-magnétiques)
  • Enfance-Télé : danger ?
  • Etikya (pour un web plus éthique)
  • Attention D.É.F.I.(Attention Dangers Écrans Formons Informons)
  • LACUNE (L’Association Contre l’Utilitarisme et le Numérique Éducatifs)
  • Chevaliers du web
  • Collectif du Vallon (Aveyron) d’information sur les objets connectés et champs électromagnétiques artificiels
  • Collectif Défense 38 Éducation
  • Collectif Écran total – pour un usage raisonné et responsable du
    numérique dans l’éducation (de Nancy, 54)

Pour les associations désirant signer la pétition Et si l’avenir de l’éducation ne passait pas par les écrans ?, c’est ici.


[1Seul le cabinet du ministre de l’Éducation nationale a daigné nous répondre et nous attendons une date de rendez-vous.

[2Ces études sont accessibles sur le site du collectif Cose ou dans l’ouvrage La Fabrique du crétin digital, de Michel Desmurget (Seuil, 2019).

[3Elle serait de 2,5 % aujourd’hui, selon le Réseau action climat.

[4Selon le rapport de la Cour des comptes de 2019, « Le service public numérique pour l’éducation » (dépenses de 2013 à 2017).

Tribune de François-Xavier Bellamy, ancien professeur de philosophie et député européen.

Selon l’enquête internationale TIMSS, les élèves français sont les plus mauvais en mathématiques d’Europe. François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie et député au Parlement européen, déplore ce déclin de l’enseignement français.

Nous apprenons cette semaine que la France arrive désormais à la dernière place parmi les pays européens pour l’apprentissage des mathématiques. La dernière. Et ce n’est qu’un indice de la situation dans les autres disciplines… Si nous avions encore un peu de lucidité sur l’ordre de priorité des urgences dans notre pays, ce résultat de l’enquête internationale TIMMS, publiée mardi, devrait occuper la totalité de l’attention des médias et de l’opinion publique. Mais non… À peine quelques titres noyés dans les priorités du moment, très loin derrière le covid qui menace nos réveillons et l’annonce par le gouvernement d’un grand « Beauvau de la sécurité »…

DERNIER DE LA CLASSE

À ce rythme-là, nous avons surtout devant nous bien des « Grenelle du déclin », des « Ségur de l’impasse » ou des « États généraux de l’effondrement » : si la France ne se remet pas d’urgence à transmettre à ses enfants les savoirs fondamentaux indispensables à leur avenir, la seule ambition des prochains gouvernements sera d’administrer un déclassement aussi concerté, paisible et convivial que possible.

Après tout, notre pays a connu des généraux qui excellaient dans l’art d’organiser la retraite : ce n’est pas rien que de savoir se replier en bon ordre, de sombrer tout en veillant à la bonne application des protocoles. Gérer la débâcle : c’est le but que semble avoir choisi le ministère de l’Éducation nationale. Emblématique de l’impuissance de l’action publique aujourd’hui, il est devenu plus qu’aucun autre le ministère de l’étrange défaite, dans l’ambiance de délitement tranquille et de mensonge généralisé qui a fini par nous conduire à cette dernière place aujourd’hui.

« Quand on participe au pilotage de l’éducation nationale depuis quinze ans, comment peut-on ne pas se sentir comptable d’un échec aussi absolu ? »
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Au nom de la lutte contre l’islamisme radical, Emmanuel Macron a annoncé que l’instruction à domicile serait désormais « strictement limitée, notamment aux impératifs de santé. L’instruction à l’école sera rendue obligatoire. C’est une nécessité. » Le projet de loi, qui doit être examiné le 9 décembre en Conseil des Ministres, indique que « les enfants de 3 à 16 ans ne pourront plus être instruits à la maison, sauf exception soumise à l’accord de l’administration et accordée pour un an. » Nous, professionnels de l’éducation, parents d’enfants instruits à la maison, membres d’associations, sommes convaincus que l’instruction en famille doit faire partie des options possibles. Avec les différents modes d’éducation alternatifs, elle participe à la richesse et au pluralisme de la citoyenneté française. 

Liste des cosignataires : Gregory David (Responsable de la Communication, association Colibris), Ramïn Farhangi (Collectif Enfance Libre), Muriel Fifils (fondatrice de l’école Caminando, Drôme), Isabelle Peloux (fondatrice de l’École du Colibri, Drôme), Marie-Hélène Pillot (co-coordinatrice de l’association Colibris, membre du réseau « Tous Dehors France »), Sophie Rabhi-Bouquet (fondatrice de l’école la Ferme des Enfants, Ardèche), Caroline Sost (Fondatrice de l’école Living School, Paris), André Stern (auteur, conférencier), Antonella Verdiani (auteure, conférencière, fondatrice du Printemps de l’éducation)

Nous pensons que l’éducation doit permettre à l’enfant la découverte de lui-même, des autres, ainsi que des savoirs et connaissances dont il aura besoin pour s’épanouir dans la société, et pour contribuer à relever les défis du siècle. Une éducation bienveillante, respectueuse et porteuse d’autonomie. C’est une aventure dans laquelle des milliers d’enseignants, de parents et d’enfants se sont déjà lancés, aux quatre coins du territoire. Et ce, sous différentes formes : au sein de l’école publique, dans les écoles privées sous ou hors contrat, ou par l’instruction en famille.

Le courant de l’école à la maison est confidentiel en France, avec environ 50 000 enfants concernés, sur plus de douze millions. Cette pratique légale et rigoureusement encadrée par l’État, depuis la loi Jules Ferry de 1882, est largement méconnue du grand public, certainement du fait de la confusion entre « instruction obligatoire » et « scolarisation obligatoire ».

Les parents qui choisissent ce type d’instruction le font pour différents motifs. La majorité est guidée par la recherche du bien-être et de l’épanouissement de leur enfant, au travers notamment de la mise en valeur de la coopération plutôt que de la compétition ; d’une pédagogie adaptée à leur enfant en particulier ; d’une plus large place accordée à l’éducation à la nature ; du développement des savoirs manuels et de l’autonomie ; et du respect des rythmes d’apprentissage différents selon les enfants.

La grande majorité des parents pratiquant l’instruction à la maison sont attachés aux valeurs républicaines, et les transmettent à leurs enfants : principe de laïcité, respect d’autrui, tolérance… Ils accomplissent, certes différemment, leur devoir d’accompagner les enfants dans leur construction en tant que citoyens. Ils forgent aussi leur esprit critique qui, loin de nuire à leur intégration dans la société, leur donne les clés pour transformer cette dernière — et non la reproduire — vers plus de solidarité, et plus de respect du vivant.

Nous sommes convaincus de la nécessité de lutter contre l’islamisme radical, et nous participons à ce combat contre l’obscurantisme et la violence en inculquant à nos enfants des valeurs d’empathie, de liberté et de non violence. Les dérives totalitaires de certains individus, quel que soit le cadre dans lequel leurs enfants sont instruits, vont à l’encontre de ces valeurs qui nous permettent de faire société. Nous les percevons comme un danger, pour les enfants concernés au premier chef, et pour la société toute entière. Mais aujourd’hui, aucun lien n’est établi entre instruction en famille et radicalisation religieuse. D’après le Ministère de l’Éducation Nationale lui-même, dans son vademecum « Instruction dans la famille »[1] paru en octobre, « les cas d’enfants exposés à un risque de radicalisation et repérés à l’occasion du contrôle de l’instruction au domicile familial sont exceptionnels. »

En visant toutes les familles pratiquant l’instruction à domicile, au nom d’une lutte contre l’islamisme radical, l’État se trompe de cible, tout en faisant fi de leur droit à instruire leurs enfants par eux-mêmes. Nous souhaitons que cessent les préjugés et les amalgames. La France ne doit pas avoir peur des différents modes d’instruction, mais bien plutôt y voir des innovations qui peuvent nourrir le système traditionnel, et qui participent à la richesse et à la diversité de la citoyenneté française.

Nous vous invitons à signer la pétition pour le maintien du droit à l’instruction en famille, dans l’intérêt supérieur de l’enfant, et dans l’intérêt de la République.


[1]  Vademecum « Instruction dans la famille », p38, Ministère de l’Éducation Nationale, octobre 2020. https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Actualites/30/6/VDM_IEF_1338306.pdf

Dans une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron, une maman ayant choisi l’école à la maison interpelle le Président de la République sur ce qu’est l’instruction en famille, pourquoi elle l’a choisie et pourquoi elle la défend aujourd’hui. Emmanuel Macron a en effet annoncé le 2 octobre la suppression de l’instruction à domicile dans le but de lutter contre les séparatismes.

« Monsieur le Président de la République,

Notre famille, comme quelques autres, a fait le choix de l’Instruction En Famille (IEF). Je ne cherche pas à vous convaincre d’une quelconque supériorité de ce mode d’instruction. Mes propos visent à évoquer l’importance pour les familles de pouvoir choisir le mode d’instruction donné à leurs enfants.

Nos enfants sèment les graines du monde de demain.

L’analogie est peut-être facile mais nous voyons aujourd’hui les dégâts d’une agriculture intensive et de la monoculture. Le monde de demain sera difficile, l’avenir de l’humanité est entre leurs mains. S’il vous plaît, pour que l’espoir demeure, laissons pousser des graines de toutes variétés. La nature nous le montre, la diversité est un gage d’équilibre.

La diversité est une chance.

L’article 26 de la déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1958 stipule que : «Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants.» Cet article confie à chaque famille une grande responsabilité. En France nous avons la chance, jusqu’à aujourd’hui, de voir de nombreux choix s’offrir à nous. Avoir le choix ne réduit pas la responsabilité, il l’augmente. En tant que décisionnaires, nous nous impliquons davantage, nous réfléchissons davantage. Il est impératif que ces choix soient encadrés. Et c’est à l’État que revient cet encadrement en tant que garant des valeurs de la République. Interdire l’IEF ou la réduire à des cas exceptionnels nous prive de ce choix et, par là même d’une liberté de réflexion et d’action.

« L’obligation d’instruction est une évidence, elle n’est pas à débattre. L’obligation de scolarisation, quant à elle, nous restreint. »

Chaque mode d’instruction possède des atouts mais présente aussi des manques et des limites et c’est en cela que le choix est important. Choisir que ses enfants aillent à l’école, école publique, école privée, école à pédagogies alternatives, choisir pour ses enfants l’enseignement à distance ou pratiquer l’IEF, tous ces choix témoignent d’une réflexion, d’une implication, d’un engagement. Aujourd’hui l’Etat offre aux familles une grande latitude de rapports à l’éducation et à l’instruction, c’est une grande richesse. Richesse d’inventer de nouveaux rapports à l’éducation, de nous questionner, de nous adapter ou de changer, si nécessaire, pour que chaque enfant puisse voir son potentiel s’épanouir.

Je ne veux pas que l’instruction soit vécue par mes enfants comme une contrainte mais comme une chance. Je souhaite que mes enfants soient acteurs, partie prenante de leur éducation et de leur instruction. En pratiquant l’IEF, je prends le pari que mes enfants prendront conscience de la valeur de l’instruction et de leur chance d’appartenir à un État dans lequel chaque enfant peut la recevoir. Je prends le pari que, si un jour notre famille prend le chemin de l’école, ce sera avec des enfants acteurs de leurs apprentissages et épanouis.

Dire que l’on pratique l’IEF soulève bien des réactions. Il faut rappeler que cela reste une pratique très marginale. Les échanges à ce sujet sont riches de questionnements sur notre positionnement de parent, sur nos moyens pédagogiques et sur les modalités de transmissions de nos valeurs. Quand je parle de nos valeurs, je parle bien sûr des valeurs républicaines qui sont les nôtres.

Je veux que mes enfants soient libres, libres d’exprimer leurs opinions, libres de vivre selon leurs choix et dotés d’un esprit critique. Je veux que mes enfants vivent dans une société où ils seront égaux en droits, responsables de leurs actes, conscients de leurs devoirs vis-à-vis d’autrui. Je veux que mes enfants vivent dans un monde de fraternité où le respect de l’autre, la bienveillance, la solidarité et l’empathie soient des biens communs.

Je veux maintenant vous poser une question : pourquoi ce lien entre IEF et radicalisation ?

L’encadrement de l’IEF est, de mon expérience, important. Chaque année, l’instruction et la progression des enfants sont évaluées et l’épanouissement des enfants contrôlé. Pratiquer l’école à la maison ce n’est pas faire ce que l’on veut de ses enfants. Ce n’est pas non plus faire ce que l’on veut avec ses enfants. C’est simplement faire au mieux pour ses enfants comme tente de le faire n’importe quel parent. Pratiquer l’école à la maison implique de connaître les attendus du socle commun, de justifier ses choix pédagogiques, organisationnels et de montrer notre attachement aux valeurs de la République.

De fait, associer radicalisation et IEF me paraît infondé. Interdire l’IEF me semble une régression vis-à-vis des combats menés en faveur de l’éducation et de l’instruction pour tous. Restreindre les choix en matière d’instruction c’est restreindre nos pensées et nos actions dans ce domaine.

Notre liberté n’est pas absolue, mais pouvoir s’autoriser des variations autour de valeurs communes et d’un socle commun de connaissances, c’est laisser s’inventer de nouvelles richesses dans notre rapport au monde. »

Adeline Sardy


Pour soutenir l’IEF, nous vous invitons à signer la pétition suivante ICI. Cette pétition a reçu le soutien de la Fondation pour l’école et réunit une vingtaine de co-signataires.

de la part d’un collectif d’associations (liste en fin de courrier)

Le 12 Octobre 2020

Dans le cadre de la préparation des États généraux du Numérique pour l’éducation qui se tiendront à Poitiers les 4 et 5 Novembre prochains sous l’égide du Ministère de l’Éducation nationale, la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale s’est réunie les 23 et 30 septembre 2020 pour quatre tables rondes consacrées au numérique éducatif, sous la présidence de Monsieur Bruno Studer, député LaREM de la 3ème circonscription du Bas-Rhin.

Compte tenu des enjeux, la question de la place à donner au numérique dans l’éducation mérite un débat sérieux et approfondi, par essence contradictoire. Nous nous étonnons par conséquent du choix des experts auditionnés par la Commission, qui, par leurs fonctions respectives ont, et c’est assez remarquable, tous un intérêt direct ou indirect à prôner la numérisation massive de l’Éducation nationale. Ainsi de Mesdames Marie-Caroline Missir, Directrice générale de Canopé, Caroline Vincent, enseignante à l’INSPÉ d’Aix-en-Provence, et de Messieurs Rémy Challe, Directeur général d’EdTech France, Jean-Marc Merriaux, Directeur général de la Direction du numérique pour l’éducation du Ministère de l’Éducation nationale, Alain Frugière, Président du réseau des INSPÉ, Jean-François Vendramini, Chef de service Numérique éducatif de la région Grand-Est, Frédéric Kerbèche, Chef du service développement et stratégie numérique à la direction de l’éducation et des collèges du conseil départemental du Val d’Oise, Édouard Geffray, Directeur général de l’enseignement scolaire, Pascal Bringer, Président de l’AFINEF (Association des entreprises du numérique pour l’éducation et la formation), Nicolas Turcat, Responsable du développement des usages numériques de la Banque des territoires (groupe Caisse des Dépôts), Pierre Schmitt, Directeur technique et innovation de LDE (qui a remporté l’appel d’offre de la région Grand-Est et fournit à ce titre les manuels numériques de tous les lycées 4.0).

Sans surprise, les positions exprimées lors de ces deux journées ne questionnent aucunement le déploiement massif des nouvelles technologies dans le système éducatif auquel elles sont uniformément favorables. Lors de la seconde table ronde, le 23 septembre, Monsieur Rémy Challe s’est d’ailleurs félicité avec une touchante fraîcheur de cette belle unanimité, (conforme, cela va de soi, aux intérêts bien compris des quelques centaines de start-up regroupées au sein d’EdTech France).

Pourtant, des voix critiques de tous bords s’élèvent depuis plusieurs années et avancent des arguments solides, alertant sur les impacts négatifs du numérique sur les plans environnemental, social et anthropologique, appelant à une extrême vigilance quant aux risques spécifiques liés à l’Intelligence artificielle, montrant sans ambiguïté les effets délétères d’une surexposition des enfants et des adolescents aux écrans, et dénonçant de surcroît l’absence de bénéfices probants sur les apprentissages. Les documents sont tous aisément accessibles. Citons notamment les chiffres publiés par l’Adème, les derniers résultats des tests internationaux PISA, les travaux du CoSE (Collectif Surexposition aux Écrans, réunissant plusieurs professionnels de santé), les Assises 2017 de l’association Technologos consacrées à l’éducation numérique (avec notamment une conclusion du philosophe et mathématicien Olivier Rey), le blog La vie moderne animé par Loys Bonod, jeune professeur agrégé de lettres classiques, les publications du collectif Ecran Total de Crocq, les premières Assises de l’Attention organisées par Lève les yeux le 1er février 2020, le colloque Quelle place voulons-nous donner aux écrans dans la vie de nos enfants ? de la Fondation pour l’école la semaine suivante, et de nombreux auteurs parmi lesquels Manfred Spitzer, Michel Desmurget, Sabine Duflo, Éric Sadin, Philippe Champy, Karine Mauvilly, Philippe Bihouix, Marie David et Cédric Sauviat. Un ouvrage collectif Critiques de l’école numérique a également été publié en 2019 par Cédric Biagini aux éditions l’Échappée. La société civile n’est elle-même pas en reste comme le montrent l’Appel de Beauchastel (rédigé par un groupe d’enseignants en 2015 qui justifient leurs désaccords face à la numérisation imposée de leur métier), ou encore l’Appel Pour nos enfants, résistons ! lancé le 18 juin dernier par le collectif « Nous, personne » et qui a recueilli en quelques semaines plus de 700 signatures de tous horizons.

En l’absence d’intervenants capables de porter une voix discordante, les futurs États généraux du Numérique pour l’éducation s’annonceraient comme une vaste opération de prosélytisme et s’inscriraient à ce titre dans la continuité des salons type Educatec/Educatice. Loin d’un échange constructif de différents points de vue, le seul objectif de ces événements, chaque année plus nombreux, est manifestement de permettre aux industriels du secteur d’assurer la promotion toujours plus large de leurs produits, avec le soutien affiché des pouvoirs publics: ministères, académies, collectivités territoriales.

Afin de permettre la tenue de débats véritablement ouverts, nous demandons par conséquent à ce que les collectifs et associations qui souhaitent défendre publiquement une position plus critique puissent être présents à Poitiers les 4 et 5 novembre 2020 afin de participer aux États généraux du Numérique pour l’éducation en y bénéficiant d’un temps de parole suffisant.

Associations signataires

  • Collectif Nous Personne
  • Lève les yeux !
  • CoSE (Collectif Surexposition aux Écrans)
  • Technologos
  • Edupax
  • Adikphonia (Journées mondiales sans portable)
  • HOP (Halte à l’Obsolescence Programmée)
  • Alerte Écrans
  • Sciences Critiques
  • Screenpeace
  • Fondation pour l’école
  • Collectif Parents Unis contre le smartphone avant 15 ans
  • AFCIA (Association Française Contre l’Intelligence Artificielle)
  • Priartem
  • Enfance – Télé : Danger ?
  • Chevaliers du Web
  • Etikya
  • Sans Mon Portable
  • Attention D.É.F.I (Attention Dangers Écrans Formons Informons)
  • LACUNE (L’association contre l’Utilitarisme et le Numérique Éducatifs)
  • Collectif du Vallon d’information sur les objets connectés et champs électromagnétiques artificiels (Aveyron)
  • Collectif Défense Éducation 38 (Isère)
  • Attac Isère
  • Collectif nancéen « Écran Total – pour un usage raisonné et responsable du numérique dans l’éducation » (Meurthe-et-Moselle)
  • Association 3/12 (Var)
  • GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle) (Bas-Rhin)

Le journaliste, matinalier d’une radio, explique pourquoi son épouse et lui ont fait le choix d’instruire leurs enfants en famille, liberté reconnue, à ce jour, par le droit français.

Par MATTHIEU BELLIARD
«L’instruction en famille est composite. Le choix est motivé par des raisons parfois très différentes».
Monsieur le président de la République, en 2016, avec nos enfants, nous avons fait un choix de liberté. Celui de l’instruction en famille. Aucun de nos enfants n’est atteint de pathologie lourde, aucun de nous n’est pratiquant d’une quelconque religion. C’est un choix de parents éclairés, ambitieux et volontaires. Le choix de s’engager pleinement dans l’instruction de nos enfants. Leur ouvrir le monde, leur apporter un regard différent et développer chez eux un sens aigu de l’autonomie.
Nous avons le plus grand respect pour l’institution scolaire en elle-même, pour son histoire de luttes pour la protection des enfants, pour son personnel, enseignant ou non, que nous savons dévoué.
C’est vrai que c’est étonnant, de ne pas «mettre» ses enfants à l’école. C’est vrai que ce n’est pas courant. Nous avons dû et nous devons encore bien souvent expliquer ce choix.
L’école est un service public que nous devons protéger. Jalousement. Dont nous, Français, devons être les plus fiers.
Néanmoins, jamais l’école ne permettra ce que l’instruction en famille permet : développer le sens du travail autonome, aiguiser la curiosité des enfants et leur procurer soif, envie, appétit pour les apprentissages. Nos enfants aiment «travailler». C’est le terme que nous utilisons avec eux. Ils aiment découvrir. Ils aiment s’exercer. Nos enfants passent beaucoup de temps à l’extérieur. Ils grandissent au contact de la nature, au contact des éléments, des saisons et au contact de nombre d’enfants instruits en famille.
Nous leur demandons régulièrement quel est leur souhait. Nous leur proposons très souvent: «As-tu envie d’aller à l’école?». Nous ne sommes ni fermés, ni figés dans une idéologie. Nos enfants ont soif d’apprendre. Soif de connaissance. Soif de contact humain. Et ils ont de nombreux amis, ils ne sont pas seuls – isolés à la maison – comme on pourrait le penser. Des amis d’extractions sociales différentes, d’origines différentes, de religions différentes. Il y a dans ce groupe d’instruits en famille une mixité «sociale, territoriale et ethnique» que l’on trouve assez peu dans la société française de nos jours. Il faut le reconnaître
Nous organisons souvent des sorties, expositions, visites avec d’autres enfants instruits en famille
Qui sont ces enfants ni instruits par l’Éducation nationale, ni par le privé sous contrat et hors contrat? Qui sont les parents? L’instruction en famille est composite. Le choix est motivé par des raisons parfois très différentes. La première, évidente, est celle de la santé de l’enfant. Vous y faites référence, monsieur le président de la République. Nous concernant, c’est un sentiment mêlé de liberté et de responsabilité. Nous sommes des parents investis: nous avons fait le choix de prendre en charge nous-même leur instruction et leur éducation. Nous avons choisi d’avoir des enfants pour nous en occuper à plein temps. Et c’est précieux, pour ces enfants. Tous.
Nous les ouvrons au monde, nous les accompagnons en fonction de leur rythme propre, de leurs besoins, de leurs centres d’intérêt et de curiosité. Une personne apprend ce dont elle a besoin, quand elle en a le besoin. Alors nous nous rendons disponibles pour eux. Nous-mêmes, nous prenons le temps d’apprendre à les connaître afin de leur permettre de se découvrir et de trouver par eux-mêmes leur place dans le monde.
Il faut aussi comprendre que dans l’instruction en famille, les enfants évoluent au contact d’autres enfants d’âges très variés – et non plus simplement par classe d’âge, par année de naissance. Ils grandissent et se développent au contact d’autres adultes aussi. Ne dit-on pas qu’il faut un village pour éduquer un enfant?
Nous avons foi en certaines valeurs. À commencer par la liberté. Elle est toujours à conquérir, à préserver. Elle doit être défendue et nous vous savons sensible à cette question
Monsieur le président de la République, votre discours du vendredi 2 octobre nous a heurtés
Nous ne nuisons pas à la société et avons la conviction d’aider la République en instruisant de futurs citoyens agiles, volontaires, n’ayant pas peur des apprentissages et connaissant les valeurs, le socle commun de notre société.
Nous n’acceptons pas que vous amalgamiez notre pratique à ces «écoles, entre guillemets car elles ne sont pas déclarées même comme telles, illégales, souvent administrées par des extrémistes religieux». Non, nos enfants ne sont pas «hors système», «exclus» comme vous le dites «de l’éducation à la citoyenneté, de l’accès à la culture, à notre histoire, à nos valeurs, à l’expérience de l’altérité».

Le cadre est pourtant très clair. Les contrôles de l’Éducation nationale et même des services sociaux de la mairie sont réguliers. Mais en réalité, nous ne vous croyons pas capable d’une telle confusion, d’une si grossière erreur en connaissance de cause

Nous sommes les citoyens d’un grand pays, mais voyons bien aussi que la société s’interroge

Quels changements arrivez-vous à imaginer en canalisant tous les enfants de la République dans un seul et unique modèle? Les enfants construisent le monde de demain. Si nous, adultes, ne permettons pas, n’encourageons pas une certaine diversité de construction, comment changer la société?

Cette décision qui est la vôtre vise à protéger les Français. C’est évidemment louable. Mais peut-on protéger les Français au détriment des enfants? Sur ces questions-là, ne doivent-ils pas rester la seule et unique priorité?

Nous ne voulons pas insulter votre intelligence en imaginant que vous soyez si confus. Vous avez reconnu vous-même que cette décision avait été très discutée au sein du gouvernement. Vous en conviendrez, les choses ne sont pas si manichéennes. Nous ne pensons pas que vous soyez suffisamment informé. Nous ne pensons pas que vous sachiez qui nous sommes et quel est notre projet pédagogique

C’est la raison pour laquelle nous vous demandons, en tant que simples parents «homeschooler» de revenir sur votre décision

Mais pour que votre choix soit éclairé, nous vous invitons, monsieur le président de la République, dans notre foyer. Sans caméra, ni journaliste, sans aréopage de conseillers. Nous vous invitons à observer ce qu’est l’instruction en famille. Alors, nous sommes convaincus que vous reverrez votre position

Emmanuel Macron, ne faites pas le choix absurde de renoncer à la liberté au nom des Lumières. Ne faites pas de nos enfants des otages de la folie de certains adultes.

Marie Carrère, enseignante en histoire géographie, termine notre série d’analyses de l’école numérique sous l’angle de la relation pédagogique entre le professeur et son élève, avec une réflexion nourrie par les débats parus pendant le confinement sur ce thème.


En ce mois de juin 2020, comme d’un drôle de rêve, la France se réveille, un peu groggy, elle se tâte les membres comme un accidenté étonné de se trouver encore vivant, après avoir frôlé la catastrophe.

Côté école, deux mois à la maison, nous nous en sommes sortis comme nous le pouvions, et si nous avons limité la casse, il faut bien l’admettre, c’est grâce à Internet.

Malgré les problèmes de connexion, les inégalités d’équipement, les incontestables disparités de conditions de travail à la maison, le caractère profondément frustrant pour les profs d’une relation à l’élève amputée de sa dimension corporelle, et le pourcentage non négligeable d’enfants naufragés de l’enseignement à distance, malgré la bonne moitié des enseignants de mon fils évanouis ou presque dans la nature, et ce dans l’un des meilleurs collèges privés de notre seconde ville de France, malgré le lapin de sa prof de Français qui a rongé la continuité pédagogique avec le câble de son ordinateur, malgré tout, l’école dit merci à Zoom, à Canopé, et même aux Edtech qui ont si généreusement inondé les enseignants de suggestions pédagogiques variées. Vraiment, c’était mieux que rien !

À y bien réfléchir, il y a même eu du bon à cette étrange période : l’institution a semblé découvrir que les parents existaient et devaient être considérés comme des alliés dans le dispositif pédagogique, et de leur côté, ces derniers ont pu toucher du doigt que l’enseignement est un métier qui ne s’improvise pas.

A l’heure du bilan de presque un trimestre de continuité pédagogique confiée à la médiation digitale, et alors que la pandémie est derrière nous, rien ne permet cependant de comprendre la certitude quasi mystique avec laquelle certains convoquent l’avènement d’un monde éducatif nouveau, en gestation certes depuis des années, mais brusquement rendu indiscutable, lumineusement évident, comme une épiphanie: l’école du XXIème siècle a, à la faveur de la crise Covid, enfin trouvé sa voie: elle sera numérique ou ne sera pas.

Un Persan égaré dans les couloirs de l’université de Grenoble apprendrait ainsi avec étonnement de Charles Hadji que « l’école d’après articulera de façon heureuse enseignement présentiel et enseignement à distance. Car on peut être inactif en classe, malgré la présence physique d’un enseignant. Et très actif loin de tout professeur ». Mme Meunier, députée LR de Corrèze, a quant à elle déposé le 19 mai une proposition de loi « visant à instaurer l’enseignement numérique distanciel dans les lycées, collèges et écoles élémentaires ».

Bien sûr, ne croyez pas que l’école numérique de demain en restera aux formes rudimentaires    qu’elle a revêtues au printemps 2020, et qui ont d’ailleurs montré leurs limites : enseigner à 35 élèves par Zoom, c’est mieux que par signaux de fumée, mais ça reste un piètre ersatz d’une forme d’enseignement dépassée.

Dans le nouveau monde éducatif, tout sera enfin vraiment différent. Divina Frau Meigs, bien nommée prêtresse de la nouvelle religion, en appelle à un véritable changement de paradigme, faute de quoi, la révolution en cours risque bel et bien d’avorter. Pour ce professeur des sciences de l’information et de la communication, « au lieu de subir le changement, il est possible de devenir acteur du changement. Il faut se demander la réelle finalité des « devoirs ». La dissertation et le commentaire de texte sont-ils les seuls modes d’accès au texte ? N’y a-t-il pas d’autres formes d’engagement possibles que la simple évaluation finale avec une note sanction ? Cela incite à envisager de faire des projets collaboratifs, qui donnent lieu à des productions, lesquelles sont aussi des preuves et des indices d’acquisition de connaissances, d’aptitudes et de valeurs. »

Quoi qu’il en soit, « il faut cultiver l’e-présence. Faire montre de compassion et d’empathie à distance, c’est possible de plusieurs manières, en compensant le fait que les indices visuels et oraux habituels qui indiquent la détresse, le désintérêt ou la compréhension sont peu visibles par le recours aux médias sociaux et leurs stratégies de co-présence et de proximité ». (Nous n’en saurons pas plus sur ces différentes manières, cela doit être trop évident).

Et pour garantir aux élèves e-présents le degré d’implication jamais atteint qu’elle promet, l’école digitale dispose d’outils bien spécifiques dont l’énumération suffira à convaincre d’obsolescence le simple professeur non augmenté: « Des outils comme Timeline permettent de faire de frises chronologiques, Infographie aide à créer des cartes interactives, Padlet suscite l’expression via des murs numériques, Beekast facilite les votes et sondages en ligne, Genially invite à créer des contenus animés et même des jeux sérieux ».

En vérité, ces fameuses « nouvelles pédagogies » ont comme un air de déjà vu, mais nos pédagogistes qui mettent, comme tous les progressistes, l’échec de leurs réalisations sur le compte du fait que nous ne sommes pas allés assez loin dans leur logique, trouvent dans les nouvelles technologies l’espoir d’un nouvel élan. C’est pourquoi, comme le souligne Philippe Némo dans un récent entretien à Figaro vox, «les « nouvelles pédagogies » adorent les « nouvelles technologies » qui leur rendent bien ce fol amour ».

Parmi les grands principes servis à la sauce numérique par nos pédagos 2.0, il en est un qui s’accorde particulièrement à la digitalisation programmée de l’enseignement : il s’agit de la « classe inversée », qui prône l’acquisition des connaissances théoriques devant son écran, pour réserver aux cours présentiels l’exécution des exercices.

Dans cette perspective, Frédéric Sitterlé, directeur général d’HETIC, explique : « À l’horizon de la rentrée 2020-2021, il est possible que s’installe une complémentarité entre les cours donnés en classe et ceux donnés à distance. Cela pourra se traduire par moins de cours, délivrés plutôt à distance, au profit d’ateliers pratiques donnés en présentiel. (…) au lieu d’enseigner sous la forme de cours magistraux trop longs à des élèves habitués au zapping (…), on pourrait (…) avoir des espaces prévus pour 5 élèves travaillant ensemble, le professeur passant d’un groupe à l’autre. »

Plus de cours en cours ? En réalité nous y sommes déjà, quel parent du 21ème siècle n’a pas désespérément cherché « la leçon » au moment d’aider son fils à faire son devoir de SVT, pour finir par aller trouver sur Wikipédia les grands principes du système circulatoire chez les insectes ?

Le professeur est déjà, depuis des années, plus que le vecteur du savoir, un animateur d’activités de groupes. Il ne reste qu’à consacrer officiellement Internet grande source de la connaissance universelle, en attendant de trouver aux logiciels en cours de développement des qualités de patience et de perspicacité bien supérieures à celles d’un enseignant dans l’accompagnement des travaux pratiques.

Nous connaissons certes le rôle des stratégies du choc (ici la crise Covid) dans les dynamiques du capitalisme technologique. Peut-être est-ce finalement la meilleure explication à donner à cette brutale transition considérée comme allant dans le sens de l’Histoire.

Mais en face, la résistance s’organise.

La classe inversée ? Sous prétexte de lutter contre les inégalités, les élèves moins favorisés ayant plus de mal à faire leurs exercices à la maison que les autres, elle en crée de plus graves : livrés à leur écran au moment de l’accès aux notions, comment déjoueront-ils les pièges de la structure labyrinthique d’Internet ?

À ce sujet, Michel Desmurget comme Philippe Némo le rappellent : le processus de l’enseignement ne peut s’effectuer que s’il est guidé par un maître qui connaît l’ensemble et le détail des savoirs à enseigner, et assure la cohérence du cheminement. La construction des cadres intellectuels d’une discipline, particulièrement avant le supérieur, requiert un enseignement linéaire, progressif et très structuré, à l’opposé de la logique kaléidoscopique de la Toile. À supposer bien sûr que les innombrables sollicitations distractives des réseaux sociaux et autres jeux n’aient pas détourné d’emblée l’enfant de sa tâche scolaire, à peine son écran allumé.

Récemment, deux cents enseignants de la maternelle à l’université ont signé une tribune où, sans nier que certaines dimensions trop formatées de notre modèle d’enseignement peuvent être repensées, par exemple par le développement du préceptorat, ils dénient le caractère prétendument plus motivant, plus souple, plus personnalisé, et moins autoritaire d’un enseignement numérisé.

Non seulement « l’Education Nationale s’enfle et s’invite jusque dans nos maisons, chambre et salle de classe fusionnent pour se fondre dans un espace virtuel, abstrait, fait de connexions mais ignorant la relation humaine », mais aussi, l’intrusion inévitable du secteur privé dans l’offre éducative risque de mener à une promotion des seuls domaines de formation considérés comme lui étant utiles.

Ils y expriment également la dimension fondamentalement incarnée de l’acte d’enseigner. « Nous enseignons dans les yeux de nos élèves, pas dans l’œil déformant d’une caméra ».

Quant à Julien Cueille, professeur de philosophie en lycée, il rappelle dans un entretien à l’Obs que les élèves « ont besoin qu’on s’adresse à eux personnellement, dans une sorte de corps à corps verbal, pour se mettre intellectuellement en mouvement. » Ce qui n’exclut pas bien sûr l’usage ciblé et raisonné de certains supports numériques.

Ces cris d’alerte lancés çà et là obligent à théoriser ce qui jusque-là se passait de démonstration (mais notre monde post-moderne nous offre en maint domaine l’occasion de devoir faire de l’évidence un objet de réflexion) : l’enseignement a quelque chose à voir avec le corps et les émotions, et cela à fortiori chez les plus jeunes. « La vieille classe de mon père/ pleine de mouches écrasées/ sentait l’encre, le bois, la craie/ et ces merveilleuses poussières/ amassées par tout un été. ».

Albert Camus quant à lui, quelques jours après avoir reçu le prix Nobel de littérature en 1957, saura dire à Louis Germain, son premier maître d’école, tout ce qu’il lui doit : « Quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans la main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, rien de tout ceci ne serait arrivé ».

Ces témoignages vécus et exprimés dans le genre épistolaire ou poétique sont aujourd’hui largement confirmés par la recherche scientifique. Ainsi, pour Maël Virât, chercheur en psychologie de l’éducation et auteur de Quand les profs aiment les élèves (Odile Jacob 2019), « l’engagement scolaire et l’apprentissage dépendent du lien développé avec l’enseignant, figure d’attachement pour le jeune. » Sourires, traits d’humour, digressions et anecdotes personnelles, apartés en début ou en fin de séance au bureau du professeur, « loin d’être accessoires, contribuent à construire du lien et de l’implication scolaire. »

On apprend donc avec son corps, avec ses cinq sens, on apprend avec son cœur, on apprend dans la relation incarnée à un enseignant dont la présence, charmante ou désagréable, nous tire hors de nous-même, dans le rapport physique à une classe ou un amphi avec leurs ambiances propres, leur température et leurs odeurs, car apprendre, ce n’est pas seulement acquérir des compétences comme un ordinateur se laisse programmer, ce n’est pas même uniquement accumuler et dominer des savoirs purement théoriques, apprendre c’est devenir plus humain, en fréquentant bien sûr les hommes du passé et en en devenant les familiers, mais aussi les hommes de notre temps, professeurs et condisciples.

Les méfaits désormais connus des écrans sur le développement cognitif des jeunes intelligences, les impacts géopolitiques, éthiques et environnementaux considérables liés à la production et à l’exploitation des outils numériques, ainsi que la question de la protection des données de nos enfants mériteraient bien sûr également de longs développements.

Au regard de tous ces écueils qui parsèment l’océan de l’éducation numérique, on attendrait au minimum que ses promoteurs se donnent la peine de nous convaincre de la plus-value qu’ils en escomptent, autrement que par des slogans incantatoires aux mots creux, ou un progressisme béat qui ressemble fort à une fuite en avant… à moins que les véritables motivations de cette transition imposée ne soient pas assez séduisantes pour être exposées en toute transparence.

Michel Desmurget l’a clairement explicité dans son dernier ouvrage, la Fabrique du Crétin digital : pour lui, la promotion du numérique à l’école, sous toutes ses formes, et quels que soient les beaux atours dont on le revêt, a pour objectif ultime la réduction du « coût de main-d’œuvre », c’est à dire des salaires puis du nombre des enseignants.

D’autres raisons sont encore exposées par Louis Derrac, formateur spécialisé dans l’éducation et la culture numérique, dans une courageuse tribune du Monde de l’éducation :

  • Tout d’abord la pression des filières industrielles, qui mène à équiper massivement les écoles, par le haut, sans tenir compte des attentes et des besoins réels du terrain. À ce sujet, il sera un jour intéressant de connaître à quel type d’incitations nos responsables politiques auront été soumis par les lobbyistes des grandes firmes du numérique. Le caractère massif, mondial, et, à quelques années près, concomitant, de cette conversion au numérique éducatif, laisse en tout cas étonné.
  • Par ailleurs, investir dans ce domaine est vendeur politiquement. En l’occurrence, les collectivités françaises ne peuvent s’empêcher d’espérer séduire parents et élèves en leur offrant des équipements et des solutions numériques, ce qui constitue un cas de démagogie caractérisé.
  • Enfin, il y a la croyance rassurante que le numérique va venir de manière miraculeuse au secours de l’école, ce que L. Derrac qualifie « solutionnisme numérique ». Or cette croyance ne peut conduire qu’à des mauvaises décisions, « car elle focalise sur les solutions souvent imprécises et inadaptées qu’on peut apporter à un problème, au détriment du traitement des causes de ce même problème. »
    Or, certaines difficultés structurelles de l’Education nationale sont identifiées depuis longtemps par les enseignants et les syndicats, les rapports d’inspection ou les enquêtes du ministère : on y retrouve le besoin de formation des enseignants, le manque de valorisation de leur métier, le poids de la hiérarchie et les injonctions contradictoires, et bien sûr la surcharge d’élèves dans certaines classes… autant de problèmes qui appellent des solutions d’ordre humain, organisationnel, philosophique même, mais pas spécifiquement technologique.
    Ce dont a besoin l’école de demain, c’est peut-être de plus de souplesse, d’une liberté pédagogique réaffirmée, pour des enseignants à la fierté retrouvée, certainement pas d’une colonisation du pédagogique par les machines, si perfectionnées soient-elles.

Dès lors, le numérique, s’il n’est pas à exclure totalement et par principe, ne saurait être qu’un outil accessoire, à la disposition de l’enseignant pour les usages ponctuels que lui seul pourra estimer pertinents. Par ailleurs, il ne peut être imposé de manière autoritaire et unilatéral à des parents réduits à subir l’intrusion dans leur cercle familial d’autant de tablettes supplémentaires que d’enfants scolarisés… On a beau nous rabattre les oreilles avec la fracture numérique et le sous équipement d’une fraction de la population, nos rejetons sont largement surexposés aux écrans, et nous savons tous quel potentiel de tensions domestiques recèle chaque appareil connecté.

Enfin, le numérique doit rester au service de l’accroissement du savoir des élèves, faute de quoi il ne fera que renforcer l’inquiétant monopole d’Internet sur la connaissance universelle, siphonnant les intelligences de nos enfants, et confirmant l’idée déjà exprimée que l’école ne ferait plus que produire de l’employabilité et de futurs consommateurs, au lieu d’être l’incubateur d’humanité qui, combiné à l’éducation familiale, conditionne la possibilité d’une société heureuse.

Marie Carrère,
Enseignante en Histoire et Géographie.
Tribune parue en Juillet 2020 dans la revue Liberté Politique,
que nous remercions pour son aimable autorisation de reproduction.

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Catherine Lucquiaud, docteur en informatique et en charge des questions numériques au sein de la Fondation pour l’école, propose  une analyse de l’école numérique sous l’angle “économique,” en interrogeant les enjeux de marché et les tendances lourdes à craindre révélées par le confinement.


Après une trop longue période de déni, plus personne ne conteste donc aujourd’hui le pitoyable état de notre service public d’éducation. Trente ans de réformes successives largement controversées, qu’elles émanent de gouvernements de droite ou de gauche, ont abouti en 2020 à un système éducatif que les études officielles internationales dénoncent à la fois comme inefficace et comme accroissant toujours les inégalités sociales au lieu de les compenser.

Malgré des efforts consentis pour certaines classes de primaire qui ont vu leurs effectifs être réduits, l’état de l’institution scolaire en France ne satisfait encore ni les parents, de plus en plus inquiets pour l’avenir de leurs enfants, ni les enseignants qui ont le sentiment de n’avoir plus aucune prise sur un métier que l’immense majorité avait pourtant choisi par vocation sincère. L’engagement solide de nombre d’entre eux, voire l’abnégation pour certains, permet encore à l’édifice de tenir, mais dans quelles conditions, et pour combien de temps ?

Dans un tel contexte, que le ministère de l’Education nationale connaît à travers notamment les difficultés à recruter de nouveaux professeurs, le confinement inédit dans lequel nous a plongé l’épidémie de Covid-19 aurait été l’occasion de redonner enfin une véritable initiative aux éducateurs de terrain que sont les professeurs et les parents d’élèves et ce faisant, de conférer une substance appréciable au slogan « l’école de la confiance » qui inaugura le règne du ministre de l’Education nationale du Président Macron.

Rien n’empêchait effectivement Jean-Michel Blanquer de choisir d’accorder a priori sa confiance aux enseignants quant aux modalités que chacun déciderait de mettre en place pour garder autant que possible le contact avec ses élèves et leurs familles, et poursuivre sa mission d’instruction sous la forme qu’il jugerait la plus adaptée aux différentes situations rencontrées.

C’était également une occasion pour chaque parent soudainement confronté à la présence permanente au domicile d’enfants d’âges et de personnalités parfois très différents, de s’interroger sur les connaissances et les valeurs qu’il lui semble important de transmettre à chacun, et par là-même de se réapproprier ne serait-ce qu’en partie leur éducation et leur instruction, en s’appuyant sur le quotidien à partager : cuisiner, bricoler, jardiner, observer, lire, raconter, chanter, écrire, discuter, dessiner, peindre, etc.

Ces apprentissages contextuels pouvaient au moment de la réouverture des établissements être mis en commun au sein des classes, pour favoriser et enrichir le dialogue entre élèves, sous l’encadrement de l’enseignant. À partir du collège et surtout au lycée, le confinement était propice à l’apprentissage du travail en autonomie, appuyé sur les manuels scolaires, en version papier ou numérique pour les élèves inscrits dans un établissement déjà passé au 4.0.

Cette expérience grandeur nature aurait d’ailleurs pu être mise à profit pour étudier objectivement les apports respectifs des deux types de supports et décider ensuite sur des bases pédagogiques sérieuses de l’opportunité de poursuivre ou d’interrompre le basculement en cours vers le tout numérique.

Mais la confiance accordée a priori n’est pas l’option qui été retenue par le Ministère de l’Éducation nationale. Sous couvert de « continuité pédagogique », il a au contraire choisi de resserrer de facto drastiquement l’étau numérique exercé sur les familles et sur le corps enseignant dépendant de la rue de Grenelle.

C’est ainsi, qu’alors que chacun prenait amèrement conscience des risques créés par une dépendance massive imprudemment consentie, le ministère  engageait fermement ses troupes sur la voie d’un recours toujours plus important aux plateformes en ligne, au détriment des manuels scolaires classiques qui ont pourtant fait leurs preuves sur plusieurs générations d’élèves, dont le contenu a notamment le mérite appréciable de rester accessible hors alimentation électrique ou connexion internet, et qui demeurent au moins pour l’instant à l’abri de la boulimie des GAFAM et BATX.

Balisée par la proposition de loi n°2967 de la députée Frédérique Meunier, la voie de l’enseignement distanciel connecté est donc clairement privilégiée en haut lieu, sans véritable consultation des principaux intéressés, et sans prise en compte des voix de plus en plus nombreuses qui s’élèvent en opposition à la numérisation galopante du système éducatif, tant du côté des parents d’élèves et des professeurs des académies concernées que des professionnels de santé.

Assurément, la leçon à tirer du manque de masques n’a pas été retenue par ceux qui entendent renforcer toujours davantage la dépendance des élèves, il est vrai futurs consommateurs, aux nouvelles technologies et aux infrastructures matérielles lourdes sur lesquelles elles s’appuient.

Si elle s’est amplifiée ces dernières années, et a connu une notable accélération grâce au Covid-19, la tendance n’est certes pas nouvelle. Depuis le « Plan Calcul » de 1966, les plans numériques visant l’enseignement se sont en effet succédé en France à un rythme soutenu. Il s’agissait à l’origine de former les élèves qui le souhaitaient à l’informatique, nouvelle science source de nombreux fantasmes.

Mais en même temps que les ordinateurs, puis les tablettes et les smartphones ont envahi notre quotidien, les objectifs affichés se sont étendus dans des proportions si larges qu’il devient difficile d’y voir clair. À en croire les promoteurs actifs des EdTech, dont le ministère de l’Éducation nationale s’avère généralement un représentant zélé, il s’agirait aujourd’hui de « faire entrer l’école dans le XXIᵉ siècle », de permettre aux nouvelles générations de « maîtriser leur environnement futur », présupposé massivement numérique, ou encore « d’assurer la réussite de tous les élèves » à l’heure de l’école inclusive.

Mais de quelle école inclusive parle-t-on ? D’une école où le nombre de professeurs est suffisant pour permettre l’accompagnement de chacun selon ses besoins ou d’une école où chaque élève en difficulté est installé devant un logiciel spécialisé ? Prenons garde à la perte de sens, subie ou sciemment organisée par une société du spectacle notamment dénoncée par Guy Debord et dans laquelle nous nous embourbons chaque jour davantage… On nous vend aujourd’hui que, grâce à l’Intelligence Artificielle, les enseignements seront  « personnalisés au plus près des besoins de chacun ».

L’oxymore prêterait à rire si les objectifs qu’il dissimule n’étaient pas si sérieux. Comment peut-on oser employer le terme de personnalisation alors que, du fait même qu’il s’agit de remplacer la relation directe entre deux êtres humains, l’élève et son professeur, par l’interaction entre un être humain et l’interface autorisée d’une machinerie opaque, le terme de déshumanisation serait infiniment plus légitime ?

Les technologies numériques exercent une fascination qui n’est qu’une conséquence logique du rôle donné aux sciences appliquées dans le monde contemporain. Il suffit au tableau noir et vieillot de se remplir d’électronique et de logiciels et de s’offrir une connexion à Internet, pour accéder au statut prestigieux « d’outil numérique connecté interactif ». Rappelons tout de même qu’aujourd’hui, tout peut être connecté, y compris les maillots de bain et les bigoudis (comme s’en félicitait peu de temps avant le confinement, dans les Dernières Nouvelles d’Alsace, le président de la région Grand-Est, Jean Rottner, en visite au CFA de Mulhouse).

Depuis Descartes, le culte de la science constructive et de tout ce qui se pare de ses vertus n’a cessé de s’étendre toujours davantage en Occident, et de là, a gagné la quasi-totalité du globe. De l’observation et de la recherche de sens, nous sommes passés à la modélisation et à la recherche d’efficacité. Le modèle conceptuel, support de l’analyse et de la réflexion permettant d’appréhender certains aspects du réel infiniment complexe, est aujourd’hui devenu la vérité, l’oracle absolu, l’objectif en soi.

Lorsque la pensée est vue comme un réseau de neurones, l’algorithme peut sembler le summum de la réflexion humaine. Quelle tristesse, quel appauvrissement !… Il est évidemment faux de prétendre qu’en apprenant la programmation aux élèves et en les plongeant dans un environnement tout numérique quasi-permanent on leur en assure la maîtrise future. Sauf à considérer que les oies gavées maîtrisent le maïs, ce qui ne fait pas encore consensus…

La situation que nous venons de vivre à l’échelle mondiale nous montre si besoin était que nul ne peut aujourd’hui prétendre décrire avec certitude ce à quoi ressemblera notre société dans les années – a fortiori les décennies – à venir. Les oracles qui assurent que « 65% des métiers qui seront exercés par les élèves actuels n’existent pas encore » relèvent dans le meilleur des cas de l’hypothèse gratuite, dans le pire des cas de malversation intellectuelle intéressée.

Au rythme où vont les choses, une société future de sobriété généralisée n’est pas plus improbable que la société massivement numérique qu’on nous promet et que certains investisseurs ou certains individus à tendance mégalomaniaque prononcée appellent de leurs vœux plus ou moins discrets. Le meilleur service que nous puissions rendre à notre jeunesse de ce point de vue n’est certainement pas de la confronter dès l’école primaire à des interfaces de logiciels spécialisés aussi ludiques soient-elles, ni de l’habituer au collège à l’utilisation d’un moteur de recherche, d’un traitement de texte, d’un tableur, d’un logiciel de géométrie dynamique ou d’un réseau social quels qu’ils soient, ni même de lui enseigner la programmation, connectée ou non.

Même si certains de ces outils peuvent présenter une utilité ponctuelle, tous ont en commun de priver l’élève d’une interaction physique directe avec son environnement réel, et de brider d’une manière ou d’une autre ses espaces de liberté sans toujours l’expliciter. Le meilleur service que nous puissions rendre à notre jeunesse est en revanche de préserver et d’enrichir son capital humain en accordant une place suffisante à l’enseignement approfondi des « humanités » (lettres, histoire, arts et philosophie) face à un enseignement utilitariste à courte vue centré sur quelques compétences technoscientifiques, les méthodes de lecture rapide ou les concours d’éloquence.

Bien avant l’avènement de l’informatique grand-public, donc des outils numériques et d’Internet, George Orwell écrivait en 1945 : « La seule compétence dans une ou plusieurs sciences exactes, même lorsqu’elle est associée à des dons remarquables, n’est d’aucune façon le gage d’une disposition à l’humanité ou à l’esprit critique. Les physiciens d’une demi-douzaine de nations qui travaillent tous fébrilement et en secret sur la bombe atomique en sont la démonstration. Mais tout cela signifie-t-il que le grand public ne devrait pas recevoir une meilleure éducation scientifique ? Bien au contraire ! Cela signifie seulement que l’éducation scientifique des masses fera peu de bien, et probablement beaucoup de mal, si elle se réduit à davantage de physique, de chimie ou de biologie, au détriment de la littérature et de l’histoire. Elle aura probablement pour effet sur l’homme ordinaire de restreindre l’envergure de sa réflexion et d’accroître son mépris pour les connaissances qu’il ne possède pas ; et sans doute ses réactions politiques seront-elles plutôt moins intelligentes que celles d’un paysan illettré qui aura conservé quelques souvenirs historiques et un sens esthétique assez sain. »

Relisons également Jacques Ellul et gardons à l’esprit que la technique n’est pas neutre mais ambivalente : les côtés positifs et négatifs des technologies numériques coexistent quelque usage qu’on en fasse, Intelligence Artificielle incluse. Après avoir été passés sous un long silence stratégique, certains impacts environnementaux, sanitaires et sociaux commencent à être dénoncés et ne peuvent définitivement plus être ignorés.

Parallèlement, le bilan qui se dégage de l’utilisation des ordinateurs, tablettes et smartphones dans le domaine éducatif s’avère non seulement décevant mais inquiétant. En dépit de tous les discours marketing qui continuent à promettre monts et merveilles, et malgré les intérêts financiers en jeu, colossaux, aucune étude sérieuse n’établit à ce jour la supériorité des outils numériques pour les apprentissages ou leur innocuité pour le reste. Des analyses concordantes de plus en plus nombreuses sont en revanche suffisamment préoccupantes pour justifier dès à présent l’application immédiate du principe de précaution élémentaire pour les enfants et les adolescents, a fortiori dans le cadre de l’institution scolaire.

Discours médiatiques et décisions gouvernementales successives de numérisation tous azimuts apparaissent malheureusement comme ayant été biaisés par des intérêts très éloignés de ceux des futures générations. Notre responsabilité d’adultes nous impose à présent d’ouvrir les yeux et de reprendre la main. Il ne s’agit aucunement de refuser a priori tout dispositif numérique, mais de prendre le temps de distinguer les apports réels des apports fantasmés en questionnant chacun de nos usages, et de mettre systématiquement en balance les apports réels, les nuisances et les risques dans leur globalité.

Et, sauf à assumer une « technocrature », il s’agit a minima de permettre à chacun, en son âme et conscience, de refuser le cas échéant ces usages. Sur la question numérique comme pour le reste, l’enseignant, sous réserve qu’il ait bénéficié d’une formation suffisamment solide, est évidemment le plus à même de connaître en toutes circonstances les besoins réels de ses élèves, et par là de choisir les outils et les méthodes adaptés au meilleur exercice de sa mission éducative.

Une complète liberté pédagogique, la confiance des parents et des effectifs de classe limités sont nécessaires pour lui permettre d’exercer son travail dans les conditions requises par l’intérêt de l’enfant ou de l’adolescent. La crise que le pays vient de traverser a mis une fois de plus en lumière combien ce cadre pourtant indispensable était sérieusement malmené à tous les niveaux au sein de l’Education nationale. Les écoles indépendantes sont la soupape qui permet au système de respirer en proposant aux professeurs, aux parents et aux élèves des modèles alternatifs inspirants à taille humaine. Sachons préserver et utiliser au mieux cette liberté, pour tous les enfants.

Souhaitons, enfin, que les futurs « États généraux du numérique pour l’Education », annoncés en juin par Jean-Michel Blanquer, qui se tiendront à Poitiers les 4 et 5 novembre 2020, sauront faire la place à une vision raisonnée du sujet et remettre le numérique à sa place, loin des préoccupations mercantiles qui écartent le temps long pourtant nécessaire à la bonne appréhension des enjeux au cause.

Catherine Lucquiaud
Docteur en informatique
Chargée des questions numérique au sein de la Fondation pour l’école
Tribune parue en Juillet 2020 dans la revue Liberté Politique,
que nous remercions pour son aimable autorisation de reproduction.

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