Une tribune libre d’Yves Morel sur les causes de l’échec de l’école en France.
L’échec de l’éducation nationale à la française provient directement des principes moraux sur laquelle elle est fondée. En ce sens, elle était fatalement condamnée dès l’origine : ce caractère de fatalité tient à la fois aux principes moraux qui fondent, en France, cette Ecole populaire d’État monopolistique et centralisée, à la conception philosophique étroitement rationaliste liée à ces principes, et, enfin, aux circonstances historiques de son édification. Le présent article se consacre aux principes moraux sous-tendant l’école étatique et notamment à l’obsession égalitaire que l’école a héritée de la Révolution française.
En France, l’idéal républicain a fait de l’Ecole, depuis Condorcet, l’instrument indispensable de l’avènement d’une société d’hommes libres et, en conséquence, égaux en dignité et en droits. Les défenseurs actuels de « l’Ecole républicaine » font observer que, précisément, l’égalité promise porte seulement sur cette dignité et ces droits, en aucun cas sur les situations sociales et la considération en découlant. Cela peut sembler une distinction de bon sens, mais, hélas, en France, si elle peut taire momentanément les revendications les plus excessives, elle ne peut convaincre et donner lieu à un consensus durable en la matière. Il ne faut pas oublier que notre démocratie (et notre conception profonde de la démocratie) ne résulte ni d’une longue évolution naturelle (cas du Royaume-Uni), ni d’une simple guerre d’indépendance et de quelques principes libéraux imprégnés de religiosité (comme aux Etats-Unis), ni d’une suite de péripéties politiques et militaires (comme en Allemagne, en Autriche, en Russie, dans les pays d’Europe de l’Est ou d’Amérique latine). La démocratie française résulte de la plus radicale des révolutions, une révolution qui a déclenché une période de guerre de vingt-cinq ans, qui a détruit tout l’ordre politique et social français et européen traditionnel, qui a affirmé la nécessité de tenir le pouvoir en suspicion et a érigé l’insurrection en droit et en devoir, qui a proclamé le plus solennellement du monde les principes de liberté et d’égalité universelle des hommes, les érigeant en dogmes, qui a enseigné au monde que son œuvre n’était pas achevée aussi longtemps que subsistaient de grandes inégalités concrètes, et qui a comporté, au milieu de son déroulement, une phase rigoureusement égalitaire (juin 1793-juillet 1794), laquelle a très fortement inspiré les fondateurs dela Troisième République, les radicaux comme les « opportunistes », les socialistes et toute la gauche.
Tous ont revendiqué cet héritage, ont affirmé qu’il esquissait une fin de l’histoire idéale vers laquelle il fallait tendre et ont façonné politiquement et éthiquement notre vision de la démocratie. En mai 1793, un député montagnard accusait (le mot convient parfaitement) les Girondins de vouloir « arrêter la Révolutionsur la bourgeoisie » ; moins de cent ans plus tard (29 janvier 1891), Clemenceau présentait la Révolution comme un « bloc » à accepter ou rejeter totalement, refusant ainsi la version girondine ou dantoniste et anti-robespierriste ou anti-hébertiste des républicains « opportunistes » au pouvoir, passablement conservateurs, car, précisait-il, le combat révolutionnaire continue. Il s’agissait là d’une position tout à fait cohérente.
Au nom même de ses idéaux et principes fondateurs, en raison même de ses origines révolutionnaires radicales, la République ne saurait s’accommoder d’inégalités criantes sans rien entreprendre pour les abolir. Le même Clemenceau, dans un discours à la Chambre des Députés (du 31 janvier 1884) reconnaissait le progrès que constituait l’institution de l’Ecole primaire gratuite et obligatoire, mais déplorait la persistance du caractère payant et culturellement aristocratique de l’enseignement secondaire. Et, trente ans plus tard, dans le Bulletin de la Ligue des Droits de l’Homme de mai 1914, Ferdinand Buisson, ancien directeur de l’enseignement primaire et collaborateur de Jules Ferry, reprenait et approfondissait cette critique. Le caractère onéreux du secondaire focalisait cette critique, mais celle-ci portait également sur la nature et les méthodes de cet enseignement.
A l’esprit de Buisson, de Clemenceau et des radicaux, il ne s’agissait pas seulement de supprimer l’obstacle pécuniaire qui interdisait l’accès du lycée aux enfants du peuple, mais bien de réaliser une révolution culturelle et sociale par la massification du secondaire. Buisson, dans le texte que nous venons de citer, compte sur la démocratisation du secondaire non pour donner loyalement leur chance de promotion aux élèves de modeste origine, mais pour « inaugurer un régime d’éducation égalitaire qui ne sera pas le dernier mot de la révolution sociale, mais pourrait bien en être le premier ». On ne saurait se montrer plus clair. Dans ces quelques mots, tout est dit. Buisson révèle ici la conception française de la démocratisation de l’enseignement, telle qu’elle a été forgée tout au long du XIXe siècle.
Il ne s’agit pas d’adapter le système scolaire aux nécessités du monde moderne (qui demande une main d’œuvre tant soit peu instruite et la formation de cadres moyens et supérieurs compétents pour l’économie, le commerce et l’administration) tout en assurant à tous une chance d’élévation sociale grâce à son intelligence et à ses compétences, mais, au sens propre du terme, de subvertir l’ordre social en dispensant à tous un enseignement académique élitiste, sans égard aux inconvénients d’une telle politique, ceux-ci étant ignorés ou tenus pour négligeables au regard de cette finalité avouée. Le drame de la conception française de l’Ecole, en France, réside en ce qu’elle est totalement habitée par ce souci de revanche sociale à base de lutte et de ressentiment de classe qui fait que l’on préfère mettre à la portée de tous un enseignement in essentia aristocratique plutôt que de diversifier, élargir et adapter l’enseignement en fonction des besoins modernes et des publics nouveaux, et ce quoi qu’il en coûte.